L'Amour Et Le Temps
uniformes. Car il pleuvait encore : la même petite pluie régulière, pénétrante, dans le même jour blafard. Les arbres dégouttaient, et, une fois de plus, on piétinait dans la boue devant une porte close. Elle s’ouvrit enfin. La noblesse, le clergé se trouvaient déjà installés à leurs banquettes, au pied des tribunes ; le Roi, la Reine, sur l’estrade, entourés des princes ; les ministres, à leur table. Sauf Necker. On savait depuis la veille qu’il refusait de paraître, car il désapprouvait ce qu’allait dire le Roi. Celui-ci lut d’un ton forcé un bref discours dont le garde des Sceaux, Barentin, fournit aussitôt après l’illustration pratique en déclarant illégaux et cassant les arrêtés pris par les États le 17. Toutes les impositions seigneuriales seraient maintenues, ajouta-t-il. Louis XVI commanda aux députés de se séparer sur-le-champ, pour siéger dorénavant dans leurs chambres respectives. Sur quoi, au milieu d’un complet silence, il sortit, suivi par les nobles et les prélats. Le bas clergé, hésitant, resta néanmoins.
Claude avait vu la Reine sans aucun émoi, cette fois-ci. Il était mécontent, plus encore que tous ses amis. D’abord, à patauger sous la pluie le jour du jeu de paume, il avait gagné un bon rhume (seul fruit pour lui de cette affaire, car dans celle-ci son rôle, son importance d’une heure, étaient déjà oubliés. On attribuait à Bailly l’initiative du serment. Claude en éprouvait quelque amertume). Son nez coulait. À présent, mouillé encore, les pieds froids dans ses souliers et ses bas humides, il sentait des frissons de fièvre. En outre, à son malaise physique et à son aigreur, s’ajoutait une irritation contre la Reine en personne. Il savait, comme ses collègues, comme tout le monde, qu’elle inspirait au Roi cette attitude tranchante, bien différente de son caractère à lui. On n’ignorait pas, au Club breton, qu’elle avait détourné Louis XVI de céder à Necker. Celui-ci pressait le souverain de permettre aux trois ordres la délibération en commun pour toutes les questions d’intérêt général, de reconnaître aux États le droit de définir la constitution du royaume, sous la seule condition que le législatif comprendrait au moins deux chambres – comme le voulait Mounier, pas d’accord là-dessus avec Claude et les autres membres de leur petit comité –, d’abolir les privilèges en matière d’impôt, enfin d’ouvrir les emplois civils et militaires à tous les citoyens. Marie-Antoinette, selon les comtes de Lameth, était outrée et ne le cachait point. Elle considérait ces concessions non seulement comme dangereuses mais plus encore comme lâches, honteuses, indignes de la majesté royale. L’insubordination des députés la rendait furieuse contre l’Assemblée nationale qu’elle appelait dans sa colère « un ramassis de fous et de scélérats ». Elle avait fait quérir le Roi en plein Conseil, alors que Louis se montrait favorable aux avis de Necker, le soutenant même contre le stupide Barentin et la clique d’Artois. Quand le Roi était revenu, complètement retourné par sa femme, il avait imposé silence au Genevois. Certes, mieux que personne, Claude comprenait que le sentiment naturel d’où Marie-Antoinette tirait sa souveraine dignité devait lui rendre difficilement concevable le principe de l’égalité des natures. La philosophie était peu puissante contre l’instinct d’une archiduchesse, fille d’impératrice, élevée elle-même pour être impératrice ou reine. L’admiration, le respect que l’on avait pour sa fierté d’âme et d’allure, la compassion pour une mère crispée en ce moment par son deuil, ne pouvaient tout de même pas faire oublier que cette fierté, cette nervosité, coûtaient chaque jour des vies aux pauvres – comme l’avait dit Robespierre à Naurissane, – et mettaient en péril toute une nation. Au fond, il y avait de la vérité dans ce que répétait Desmoulins. Comment la fille de Marie-Thérèse d’Autriche et de l’empereur d’Allemagne aurait-elle partagé ce grand sentiment national qui devenait sans cesse plus conscient au cœur des Français ! Elle ne les connaissait même pas. Ils n’étaient pour elle qu’une masse lointaine, vague : un peuple. Comment cette descendante d’autocrates, souverains de populations passives, aurait-elle conçu l’instinct d’indépendance, le besoin de liberté, si propres aux gens
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