L'Amour Et Le Temps
rentrer à Limoges, lui dit-il. Qu’est-ce qui ne va pas, sergent ? Te serais-tu laissé prendre aux charmes de Paris ?
— Non, ce n’est pas ça. Je ne sais pas ce que j’ai, répliquat-il en haussant les épaules. Il y a des moments où l’on ne se comprend pas soi-même. Ah ! tiens, je voudrais avoir cinquante ans ! On doit être raisonnable, à cet âge. »
Cette singulière envie provoqua l’hilarité de Jourdan. « Je n’en jurerais fichtre point, dit-il, et je ne suis nullement pressé d’en faire l’expérience. Quand tu auras vingt-huit ans, comme moi, tu te sentiras moins de hâte à vieillir. »
Il lui tapota l’épaule. « Allons, Lovelace ! il y a encore quelque amourette là-dessous, hein ! Tu te compliques l’existence, avec les femmes. Il serait temps pour toi de faire une fin. Moi, tu vois, je suis bien heureux d’aller retrouver ma boutique, ma bonne femme et ma petite Marie-Madeleine. Il faut être simple, en ce monde, mon ami. »
Jourdan n’était que de trois ans l’aîné de Bernard, mais sa jeunesse malheureuse, ses épreuves d’orphelin tyrannisé par un oncle très dur, la pauvreté, peut-être aussi l’aventure de la guerre en Amérique, l’avaient mûri de bonne heure.
« Je te crois volontiers, dit Bernard, seulement ce n’est pas toujours facile d’être simple. »
La troupe marchait à volonté derrière eux. Pour s’entraîner, quelques hommes scandaient le chant qu’ils avaient appris des fédérés parisiens :
Ça ira, ça ira, ça ira !
Du législateur tout s’accomplira.
Celui qui s’élève, on l’abaissera,
Et qui s’abaisse on l’élèvera,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !…
Le colonel Barbou était parti de Paris en poste avec ses officiers. Seul, le lieutenant Jourdan accompagnait les sous-officiers et les hommes. Parce qu’il avait été soldat, lui, un vrai soldat, il sentait qu’un officier devait partager les peines de la troupe, et donner l’exemple de l’endurance. Ils couchaient tous ensemble dans des granges, dans la paille ou le foin. Avant leur départ de Limoges, la municipalité leur avait alloué à chacun une indemnité de cent cinquante francs. Cet argent ne pouvait servir qu’à leur procurer la nourriture, car nulle auberge ni les demeures particulières n’eussent été susceptibles d’abriter le flot de délégations refluant jour après jour vers le Sud. Les vivres eux-mêmes commençaient à se faire rares aux étapes.
Le 31 juillet, ils parvinrent à l’endroit où, un mois plus tôt, toute la garde les avait escortés. Elle était là, de nouveau, à les attendre. La jonction se fit au milieu des vivats, des cris d’enthousiasme patriotique. Le contingent de Limoges, avec ses officiers tout frais et ses troupiers un peu poudreux, bronzés par le soleil, prit la tête, derrière les tambours, en faisant flotter haut la bannière offerte par la commune de Paris ; celle que le général La Fayette avait pressée sur son cœur : un drapeau de soie blanche, cravaté de tricolore, portant d’un côté le nom HAUTE-VIENNE, inscrit dans une couronne de chêne, de l’autre : Confédération nationale à Paris le 14 juillet 1790.
Au premier rang de la foule accourue sur le passage du défilé dans le faubourg, Bernard aperçut Babet. Elle lui adressait de grands signes, il n’eut aucun plaisir à la revoir. Vive, elle trouva moyen de reparaître un peu plus tard sur la place Dauphine que l’on traversait pour aller déposer, rue du Temple, à la maison commune, la bannière fédérative.
Quelques jours après, quand les autorités départementales eurent été élues, les fédérés défilèrent de nouveau pour transporter cette bannière à la ci-devant Intendance. Le drapeau blanc à cravate tricolore et feuilles de chêne, symbole de l’union nationale, fut placé solennellement dans la salle du Conseil général du Département. L’un des premiers personnages de celui-ci : le procureur-syndic, était Pierre Dumas.
III
La fin de l’été, l’automne, le début de l’hiver furent pour Bernard un long marasme dans lequel il perdait à la fois le goût de son métier et le peu d’intérêt qu’il avait porté au service dans la garde nationale. À ses yeux, ce service tournait tout bonnement au ridicule. Ce n’était plus que prétexte à parades. On prenait les armes pour assister à des messes en plein air, à des Te Deum, à des présentations de drapeaux. On défilait en
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