L'Amour Et Le Temps
épais se braquèrent sur le jeune député. Un instant, lui et l’homme se dévisagèrent en silence. On entendait tout autour du petit bureau des bruits de voix, des pas affairés. Dulimbert sourit.
« Le comité de Recherches ne vous aurait-il point renseigné à mon propos ? Je suis, il est vrai, un bien trop mince personnage pour que ces messieurs ou leurs agents aillent perdre leur temps avec moi. Peu importe », ajouta-t-il, quittant tout d’un coup ses manières patelines. « Nicaut, Martial Pinchaud et les principaux Jacobins de Limoges trouvent la députation limousine tiède dans la question religieuse. Ils me chargent de vous dire qu’ils ont besoin d’être fortement soutenus contre la clique des réfractaires. Le parti Naurissane, Mailhard, Beaupeyrat, se sert des prêtres pour travailler la population. On vous avise de ne pas favoriser leur jeu par un modérantisme plein de périls.
— Le décret du 7 sert la liberté, l’égalité, l’esprit de concorde, non pas un parti, riposta Claude en se raidissant devant cette figure insondable.
— On ne sert pas la liberté en donnant des armes aux rétrogrades qui la veulent détruire.
— Le décret n’est une arme pour personne.
— Si, parce que la religion en est une actuellement pour les ennemis de l’ordre nouveau. Vous le savez, monsieur. Ni votre pénétration ni vos sentiments ne sont mis en doute, par personne. On vous estime fort. Permettez seulement à un homme d’âge – et de trop d’expérience – de vous prévenir : défiez-vous de ceux auxquels vous vous alliez. Défiez-vous de Sieyès, défiez-vous de Talleyrand, défiez-vous de La Fayette même, comme vous vous êtes justement défié de Mirabeau. Certaines missions m’ont amené à les bien connaître, vous savez cela aussi ; nous nous sommes rencontrés, un soir, à Versailles, n’est-ce pas ? D’une façon providentielle, Mirabeau est mort à temps, mais il a des successeurs bien vivants. Défiez-vous d’eux.
— Fort bien, monsieur », répondit Claude impressionné par la voix posée, grave et belle qui contrastait avec l’aspect de cet étrange individu.
Il avait aussi de très belles mains, immobiles, car il parlait sans gestes. Si l’on se sentait d’abord irrésistiblement repoussé par la laideur de ses traits, par son teint rance, ce trop haut front, par ce visage sans regards, on finissait par subir, devant le personnage, l’emprise de son mystère : peut-être celui d’un esprit profond, ou singulièrement avisé, que recouvrait ce masque de magot.
« Fort bien. Je vous remercie, mais laissez-moi vous dire que mon parti ne sera jamais celui de tels ou tels hommes, que je préférerais encore le modérantisme à la violence, et que je ne suivrai point les fanatiques ni les extrémistes.
— La violence, ceux qui l’invoquent tant ne seront peut-être pas ceux qui s’en serviront les premiers lorsque son temps viendra », dit le surprenant Dulimbert.
Il se leva, salua ; puis, à l’instant de sortir : « Vous ne me reverrez plus à Paris. »
Au bout d’un moment, Claude, extrêmement songeur, gagna le bureau du comité, où il trouva Pétion et Duport au travail.
V
En parlant des extrémistes, à Nicaut d’abord puis à Guillaume Dulimbert, Claude pensait surtout au furieux Marat, dont la Commune et l’Assemblée avaient fait saisir les presses – à Marat qui réclamait la mise à mort de cent mille personnes –, à Fréron, à Hébert, le rédacteur poissard du Père Duchêne. Il ne pouvait s’empêcher de songer aussi un peu à Desmoulins et à Danton. Pour être sans doute irresponsable – un jeune chien grisé de liberté batifolant dans une boutique de porcelaines –, Camille ne lui en semblait pas moins dangereux. Quant à Danton, son cynisme politique le stupéfiait. Par moments, il évitait ces deux hommes, il se reprochait son incompréhensible amitié pour eux, alors que son tempérament le portait vers de tout autres individus : un Barnave, flexible à la façon d’une épée ; un Duport, la logique même ; un Le Chapelier, un Lanjuinais, un Larevellière-Lépeaux, tous beaucoup plus proches de lui par leur nature, de même que Robespierre, trop dogmatique mais sérieux, plein d’une incorruptible honnêteté, ou du flegmatique Pétion, un peu infatué de soi et se prenant pour un grand orateur, mais d’une assurance réconfortante. Danton était douteux, il nageait dans les eaux troubles
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