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L'Amour Et Le Temps

L'Amour Et Le Temps

Titel: L'Amour Et Le Temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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verbe sonore, était en bottes. Il revenait de la foire de Saint-Léonard où il avait acheté des laines brutes.
    « Je me demande bien pourquoi, ajouta-t-il. On achète par routine, sans savoir comment ni quand on écoulera la marchandise. En ville, encore, il y a de l’argent chez certains, mais on ne peut plus vendre aux gens des campagnes. »
    Il fit sur ses doigts une énumération des prix. Ils montaient sans cesse. La futaine, le droguet avaient encore augmenté de trois sols ; le bureau, de cinq ; les grands draps, de six à huit. Quant aux toiles fines, aux soieries, elles avaient pris jusqu’à vingt sols. Colérique, il s’échauffait en parlant.
    « On n’a jamais vu chose pareille, conclut-il. Cela ne peut plus durer. Tout cassera, un de ces jours.
    — Ne croyez-vous pas que les États arrangeront les affaires ? demanda Bernard.
    — Bah ! les États, les États ! Une foutaise, entre nous, mon garçon. Ce sera un ramas de ces parleurs qui nous cassent les oreilles avec leurs systèmes. Ils mettront le désordre à son comble, voilà tout. Du temps de mon père et du père de mon père, en France chacun vivait à l’aise. Aujourd’hui on a des « idées nouvelles », de « la philosophie », comme dit La Feuille hebdomadaire. Des balivernes, oui, avec lesquelles on brouillonne tout, voilà mon avis. »
    En quittant son père, Bernard se demandait si celui-ci ne voyait pas juste. Pourtant ce n’était pas les idées nouvelles qui avaient rendu l’impôt écrasant, comme le signalait M. de Reilhac, ni le pain rare, l’hiver dernier. Elles naissaient d’un état de fait bien antérieur à elles. Mounier, une fois, à Thias, avait dressé, avec sa clarté habituelle, un tableau où il peignait la France établie pendant des siècles dans un ordre de choses imposé empiriquement par les circonstances successives. Les castes, avec leur fonction précise, l’absolutisme royal avaient servi la nation, lui permettant de se constituer en une puissance cohérente et forte. Mais depuis ils étouffaient son développement. Si bien que le corset s’était mis à craquer de lui-même. Il convenait à présent d’en dépouiller les vestiges, de substituer la raison, la logique, à l’empirisme, d’adapter les institutions à l’évolution générale du monde.
    Bernard remuait ces pensées en redescendant de la Poste avec son charreton qu’il peinait à retenir. Dans le soir brunissant où les chandelles commençaient de s’allumer derrière les vitrages des boutiques, son regard saisit parmi les rares passants une silhouette : celle de Babet, sans aucun doute. Cette allure vive, souple, ces mouvements de hanches n’appartenaient qu’à elle. Au demeurant, elle portait sa bourse de coiffeuse.
    Il serra la manivelle pour arrêter le charreton, mais Babet, à distance, tournait dans la courte rue des Filles-Notre-Dame, étroite entre ses maisons dont les étages en encorbellement se rejoignaient presque, et déserte à cette heure. Seuls les talons de la jeune femme sonnaient sur le pavé. Elle marchait vite, sans avoir remarqué Bernard. Tant pis ! Il allait la quitter des yeux pour se remettre en route, quand il vit une ombre masculine debout devant la fontaine en forme de pyramide dressée sur la placette triangulaire, en face du couvent. Un malandrin ! Non, Babet se dirigeait droit vers lui. Il s’avança lui aussi en la saluant, la prit familièrement au bras. Ils disparurent dans les pans d’obscurité projetés par les façades. D’après son port, l’homme semblait avoir environ la cinquantaine. Ce devait être quelque bon bourgeois, gourmand de chair jeune et soucieux du qu’en-dira-t-on.
    Bernard ne fut pas surpris, bien entendu. Depuis qu’il voyait Babet, c’est-à-dire depuis trois ans qu’il habitait faubourg Manigne, il connaissait son train. Ressentir à son propos la moindre jalousie eût été insensé. Bernard n’imaginait pas qu’il pût jamais en éprouver pour elle. Et pourtant, en reprenant son chemin, il se sentait de nouveau irrité. La perspective de passer en sa compagnie la relevée du lendemain ne lui souriait plus.
    Il alla au Tonneau du Naveix, mais en retard. C’était – au-dessous de la cathédrale, de l’abbaye de la Règle et du quartier appelé l’Abbessaille qui descendait abruptement jusqu’au bord de la Vienne – une auberge du port au bois, lequel gardait du Moyen Âge son nom bas latin : naveix, métamorphose de navigium. La

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