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L'Amour Et Le Temps

L'Amour Et Le Temps

Titel: L'Amour Et Le Temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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bâtisse, fort vieille, en torchis croisillonné de poutrelles, faisait face à la grève cahoteuse, creusée d’ornières par les charrois. Sur sa légère pente on tirait les troncs descendus au fil du courant, arrêtés un peu en aval par les ramiers dont les chèvres, énormes poutres plantées en forme d’X dans le lit de la rivière, émergeaient aux trois quarts. Allongeant côte à côte leurs billes luisantes comme des dos d’animaux marins, des trains attendaient encore là le lancis – à la fois pique et crochet – des flotteurs. Les gamins, faisant par jeu leur apprentissage de naveteaux, couraient adroitement sur ces troncs qui tournaient sous les pieds. Le clapotis agitait au bord de la grève, sur la lèvre d’eau, une moustache rousse formée de fibres et de débris d’écorce. Le bois en piles, entier ou déjà débité par les scieurs de long, dressait de claires murailles au-dessus desquelles on apercevait, en aval des ramiers, le pont Saint-Étienne arquant ses reins moussus, capables encore de supporter deux fois la semaine le poids de la diligence de Lyon. En face, sur l’autre rive, au-delà des iris et des plantes d’eau calme, la campagne montait en pentes rondes, partagées entre les pâturages, les champs, les vignes. Quelques toits de fermes piquetaient de rose et de brun la verdure jaunissante. Un des derniers beaux jours d’octobre, avec de petits nuages très blancs, très légers, paresseux. L’odeur de la sciure, du bois mouillé, de la vase, imprégnait l’air.
    « Ah ! tu arrives quand même ! dit Babet. Tu n’y auras pas attrapé d’échauffement. »
    Elle était installée sous une des treilles en arceaux qui encadraient l’auberge, à droite et à gauche. La vigne avait perdu la plupart de ses feuilles. Le soleil, pâli mais tiède encore, quadrillait les tables grossières. Ici, les odeurs changeaient. Ça sentait la pierre à fusil, parfum du clairet local, et le coco – pour les dames. On en voyait bon nombre, dans leurs atours du dimanche. Quelques-unes, venues des fermes proches avec des garçons en veste courte et chapeau rond, portaient sur leurs cheveux sans poudre la coiffe paysanne : le barbichet de fine toile, grand papillon aux ailes brodées. Ces rustiques repassaient l’eau bientôt pour aller, dans quelque village aux alentours, danser leurs lourdes bourrées aux sons criards de la vielle et de la chabrette. La clientèle du Tonneau se composait surtout, le dimanche, de citadins : servantes, filles de boutique, ouvrières de petit métier – gantières, brodeuses, passementières – de commis, d’apprentis, de garçons bouchers, de saute-ruisseau. Bernard les connaissait à peu près tous et toutes. Il avait succédé à certains, ou précédé certains dans les faveurs des plus jolies. Des exclamations saluaient sa réapparition à l’auberge :
    « Le beau Delmay ! Eh ! d’où sors-tu, faraud ? On pensait ne te revoir jamais ici !… Tiens ! mesdames, admirez qui s’avance : c’est le fantôme de Bernard ! »
    Une fille à belle voix chantait, sur l’air de « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » :
    Où peut-on être mieux qu’au Tonneau du Naveix
    Quand on y voit entrer notre Bernard Delmay ?
    Tandis qu’une blonde en robe à prétintailles, les yeux chargés de souvenirs, lui chuchotait au passage :
    « C’est pour moi que tu reviens, mon cœur ? »
    Debout devant Babet, il la considéra de haut, attablée entre un certain Frègebois, clerc de procureur, et un balancier de la Monnaie. Celui-ci, Antoine Malinvaud, du même âge que Bernard, était un de ses bons amis. Ils jouaient tous deux à la paume, allaient ensemble à la pêche. Quant au clerc, un rousseau de vingt-cinq ans, au nez pointu, criblé de taches de son, Bernard ne l’aimait guère. En ce moment, il appréciait particulièrement peu sa façon de lorgner ce que la jeune femme exposait avec insouciance – ou complaisamment – dans le laisser-aller de sa pose. Les pieds appuyés à la traverse du banc, devant elle, elle montrait deux aguichants petits souliers à boufettes et, parmi les frou-frous blancs du jupon, des bas de jambes non moins affriolants dans leur glaçure de soie bleu ciel.
    « Je te prie de m’excuser, Antoine, dit Bernard négligeant délibérément le rouquin. Avec ta permission, j’ai besoin de parler à Babet. »
    Il la prit par la main, la tirant à lui :
    « Viens, allons faire un tour sur

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