L'Amour Et Le Temps
fois.
À mesure que l’on approchait de Paris, le train se ralentissait, car la foule augmentait d’heure en heure. La chaleur s’accroissait d’autant. À Claye, il fallut reprendre le pas. Personne n’avait plus le courage de parler. « J’étouffe ! Ah ! j’étouffe ! » murmurait parfois la Reine. En traversant le bois de Bondy, on entendit des cris et l’on vit des mégères dépoitraillées, des hommes en pantalon, se glisser entre les chevaux de l’escorte. Ils parvinrent jusqu’aux portières, menaçant du poing la Reine, braillant d’ignobles insultes : « La bougresse de gueuse ! la catin ! elle a beau montrer son enfant, on sait bien qu’il n’est pas du gros Louis ! » Le petit prince, effrayé par ces clameurs, pleurait. Sa mère le saisit, avec, elle-même, des larmes dans les yeux. Barnave et Pétion s’étaient mis aux portières pour essayer de calmer ces furieux que Mathieu Dumas dispersa enfin.
« Vous voyez, monsieur, dit amèrement la Reine à Barnave, l’amour du peuple ! »
À Pantin, la garde nationale parisienne attendait avec La Fayette et son état-major. Il y avait aussi un char décoré de drapeaux et de verdure, sur lequel siégeaient triomphalement les auteurs de l’arrestation du Roi à Varennes : le jeune maître de poste de Sainte-Menehoulde : Drouet, l’aubergiste Guillaume. La voiture s’arrêta, il s’éleva un tumulte de grosses voix, de cliquetis d’armes. Des chevaux hennissaient. On voyait les grenadiers placés de chaque côté de la berline se débattre. Pétion, passant la tête à la portière, s’aperçut que la garde à pied était en train de malmener l’escorte à cheval. Les fantassins saisissaient les bêtes au mors pour les écarter, les cavaliers jouaient de l’éperon, des mots violents retentissaient, les baïonnettes s’agitaient dangereusement autour de la voiture. « Qu’est cela ? » lança Pétion. Barnave s’était mis à l’autre portière. « Ne craignez rien, répondit un sergent de grenadiers, il n’arrivera aucun mal. Le poste d’honneur nous appartient, nous le voulons. »
L’état-major intervint, les cavaliers cédèrent. Les grenadiers à pied entourèrent étroitement, sur plusieurs rangs, la voiture. Quelques soldats prirent place sur le toit, d’autres sur les ressorts, et l’on repartit. Avec une mortelle lenteur, on contourna Paris. Barnave et Pétion comprenaient que La Fayette n’avait pas voulu courir le risque de faire passer la famille royale par le faubourg et la rue Saint-Martin, mais le trajet n’en finissait pas. On suffoquait dans cette caisse torride en longeant le mur d’enceinte. Le Roi s’était affaissé dans son coin, la figure congestionnée. Les femmes, défaites, misérables, s’éventaient vainement. Pétion suait par tous les pores. La Reine, la figure gonflée, les yeux rougis, les lèvres pâles, serrait nerveusement la main de son fils. Tout le monde se taisait.
On entra par la barrière de l’Étoile. La foule s’y pressait. Quand on se mit à descendre l’avenue des Tuileries, par-dessus les bonnets à poil des grenadiers apparut, étalé, un océan de peuple. Des centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants couvraient les Champs-Elysées. Il y en avait jusque dans les arbres criblés de visages comme de fruits le feuillage d’un pommier ; et, plus loin, sur les toits des premières maisons. Les voitures roulaient entre deux haies de gardes nationaux portant le fusil renversé en signe de deuil. Derrière eux, de chaque côté, l’immense foule se taisait formidablement.
Lise était là, avec son beau-frère, sa belle-sœur et Claudine juchée sur l’épaule de son père. Ils attendaient depuis midi. Ils regardaient sans rien dire. Le soleil commençait à descendre vers le haut de l’avenue. Dans un nimbe de poussière que la lumière oblique irradiait, la sombre berline surchargée d’hommes en uniforme avançait comme un corbillard. On aurait pu croire qu’elle ne ramenait que des morts, n’eût été à la portière une pâle figure d’enfant.
Au passage du carrosse royal, nul ne se découvrait. Pas un salut, pas une rumeur, pas un cri. Après tant d’injures paysannes ou villageoises, Paris, lui, accueillait les fugitifs par son terrible silence. Depuis la veille, on lisait partout sur les murs : « Avis. Qui applaudira le Roi sera bâtonné, qui l’insultera sera pendu. » Cette inscription n’aurait point coupé la
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