L'Amour Et Le Temps
frère. Les députés attendirent avec La Fayette. Il donnait des ordres à ses officiers pour placer les sentinelles. « C’est incroyable, messieurs ! s’exclama Corollaire en hochant la tête. Comment allons-nous arranger cela ? » Par les fenêtres, on voyait de haut le jardin : le parterre était bleu d’uniformes avec, çà et là, les taches claires de quelques toilettes féminines. Le soleil disparaissait derrière les frondaisons de la grande allée. Les rayons éclaboussaient la pièce, rallumant l’or des vieux lambris.
Au bout d’un moment, Claude sortit, passa dans une salle qui était celle du Conseil. Les gardes du corps se trouvaient là, leurs vêtements déchirés, eux-mêmes meurtris, portant quelques blessures légères. Barnave et Pétion vinrent leur signifier qu’ils étaient en état d’arrestation, puis descendirent avec Claude.
« Ah ! ça va mieux ! dit Pétion. Madame Élisabeth nous a donné de la bière, mais j’aurais bien besoin d’en boire encore un verre ou deux. J’ai cru mourir dans cette voiture. On ne peut pas imaginer la chaleur.
— Et le Roi, où en est-il ?
— Le Roi, c’est inimaginable ! On croirait qu’il revient d’une simple partie de chasse. Les valets lui font sa toilette, il se met déjà en représentation comme si rien ne s’était passé. Je l’avoue, cet homme me déconcerte. Pendant le voyage, il a été bien, parfois même très bien, et le voilà qui montre maintenant la plus parfaite inconscience.
— N’est-il pas tout simplement pris par la routine ? dit Barnave. Si on nous avait dès l’enfance inculqué ses habitudes !
— Vous le laissez aux mains de La Fayette ? demanda Claude. Est-ce prudent ?
— Bah ! nous savons maintenant que La Fayette n’a en rien trempé dans cette affaire. Le Roi ne va point repartir. Du reste, s’il avait voulu nous échapper, il en aurait eu les meilleures occasions en cours de route. La Fayette n’en veut répondre que s’il peut mettre des sentinelles jusque dans les chambres. L’Assemblée doit s’exprimer positivement là-dessus, il faut aller le lui demander. »
Ils traversèrent le jardin. Pendant ce temps, La Fayette entrait chez le Roi.
« Sire, lui dit-il, Votre Majesté connaît mon attachement pour Elle, mais je ne lui ai pas laissé ignorer que, si Elle séparait sa cause de celle du peuple, je resterais du côté du peuple.
— C’est vrai. Vous avez suivi vos principes. C’est une affaire de parti. À présent, me voilà ! Je vous dirai franchement que, jusqu’à ces derniers temps, j’avais cru être dans un tourbillon de gens de votre opinion dont vous m’entouriez, mais que ce n’était pas l’opinion de la France. J’ai bien reconnu dans ce voyage que je m’étais trompé et que c’est l’opinion générale.
— Voilà des paroles très sages, Sire. Je les répéterai à mes collègues. Votre Majesté a-t-Elle quelque ordre à me donner ?
— Il me semble, répondit le Roi en riant lourdement, que je suis plus à vos ordres que vous n’êtes aux miens. »
Dans sa chambre, la Reine, rejointe par une de ses femmes, lui faisait, après les tristes épanchements de ces retrouvailles, l’éloge de Barnave. Elle concevait qu’un jeune homme de ce caractère ait désiré les honneurs et la gloire pour la classe dans laquelle il était né. On ne pouvait pardonner aux nobles qui s’étaient jetés dans la Révolution après avoir obtenu toutes les faveurs, et cela au détriment des non-nobles du plus grand mérite. Les Noailles, les La Fayette, les Lameth, les La Rochefoucauld, elle les exécrait. « Mais, dit-elle, si jamais notre puissance nous revient, le pardon de Barnave est écrit d’avance dans nos cœurs. »
VIII
Pendant ces trois derniers jours, Claude avait vainement cherché à fixer sa position. Sans éprouver aucun doute sur les principes mêmes, il ne voyait plus, dans la situation présente, quel chemin prendre pour les soutenir. La seule chose dont il se rendait un compte de plus en plus net, c’est que ni lui ni personne n’avait tout d’abord saisi la formidable, la terrible importance du départ du Roi. On avait pris cela légèrement, par le côté facile. En réalité, ce départ, et maintenant ce prochain retour, étaient aussi dangereux pour la nation que le 14 juillet 89 lui avait été favorable. La prise des Invalides, où le peuple s’était armé, avait donné à la Révolution sa puissance et
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