L'Amour Et Le Temps
Bernard. Son père, trop vieux avec ses cinquante ans passés, en restait aux idées d’autrefois. Léonarde jugeait d’après ses humeurs de petite bourgeoise. Jean-Baptiste était très bon homme, plein de sagesse mais timoré. On pouvait les comprendre, non partager leurs opinions. Il sentait s’ouvrir entre les siens et lui-même une faille, qui ne diminuait point l’affection, heureusement ! quoique une divergence de pensée les écartât de lui. Il en souffrait un peu. Mais comment se fût-il donné tort, quand il voyait l’exactitude avec laquelle Mounier avait répondu à son attente en calmant l’émeute ! Il fut très touché lorsque Claude se rendit à la boutique pour le remercier de son initiative.
« Vraiment, Bernard, lui dit-il, c’est grâce à vous que le tumulte s’est résolu sans dommage. Un autre, sans doute, aurait agi comme moi pour apaiser les esprits ; il aurait eu peut-être moins de chance de se faire entendre. » Il s’excusa de ne pouvoir s’arrêter plus longtemps. « Je suis accablé de besognes, car je dois partir à la fin de la semaine. Venez, je vous prie, souper à la maison demain. Cela me ferait plaisir. Il y aura quelques amis. Nous pourrons parler des choses qui nous tiennent au cœur, à tous. »
Bernard ne voyait aucune raison de refuser. Quand il annonça, chez lui, où il souperait – il ne crut pas devoir le taire –, Léonarde pinça les lèvres. Quant à Lise, en apprenant qui son mari avait invité, elle fut à la fois stupéfaite et ravie, puis ennuyée, à la réflexion, car il y aurait là sa belle-mère dont la présence lui donnerait mauvaise conscience, et la fine Jeanne Dumas aux yeux de laquelle il serait difficile de ne se point trahir rien qu’en regardant Bernard.
En vérité, ce repas eût été pour elle une manière de supplice si Claude, dès l’abord, n’eût réussi à communiquer à chacun un élan de cordialité tel que toute animation, tout regard, tout sourire devait être mis sur le compte de l’amitié et de ses plaisirs. Lise toutefois était un peu agacée de voir Bernard prendre comme écus sonnants la bonhomie joyeuse de Claude, son enthousiasme pour la cause qu’il allait avec Montaudon défendre à Versailles. Aussi se promit-elle d’éclairer complètement le jeune homme là-dessus, à la première occasion. Elle eut le bonheur de lui tenir, un instant, la main sous l’apparence d’un mouvement de pure amitié. Ensuite, tout alanguie, elle se livra au rêve, à présent familier, des aises que lui promettait l’éloignement de Claude.
Il devait partir le samedi. Les députés étaient, en effet, convoqués à Versailles pour le 26. Il prendrait la diligence le 18. Il n’y en avait qu’une seule par semaine, de Limoges à Paris. Le trajet durait quatre jours. On pouvait aussi emprunter la voiture venant de Toulouse, mais on ne savait pas d’avance si l’on y trouverait des places. Il en fallait deux. Montaudon et lui voulaient voyager ensemble.
Lise avait fait des projets, Claude paraissant ne point se soucier de la façon dont elle arrangerait son existence pendant qu’il serait absent. Elle fut surprise quand il lui proposa de la conduire, elle et Mariette, à Thias où elle resterait avec ses parents.
« Vous serez bien, au village, ajouta-t-il, vous y retrouverez M me °de Reilhac et sa fille. D’ici peu, les Montégut-Delmay y retourneront, le dimanche. Vous verrez sans doute, de temps en temps, Bernard. Tout cela vous distraira. »
Lise regarda son mari non sans défiance. Il semblait parler innocemment.
« Je ne suis pas sûre que votre idée me convienne, répondit-elle avec une moue charmante. Je n’ai aucune envie de retomber sous la tutelle de mon père, figurez-vous. Ne pourrais-je point demeurer dans cette maison ?
— Comme il vous plaira, mon amie. Je songeais à Thias par prudence, dans le cas où quelque trouble se produirait en ville. Je n’y crois point, cependant je peux me tromper, et, je l’avoue, je ne partirais guère tranquille en vous laissant ici.
— Par exemple ! s’exclama-t-elle, ironique. Ne me dites pas que ce souci vous empêchera de dormir, à Versailles. »
Claude la considéra d’un air attristé.
« Que croyez-vous donc ? Oui, assurément, j’ai de grands torts envers vous, Lise. Le loisir de vous rendre des soins m’a manqué. Je voulais chaque jour vous parler, j’espérais vous convaincre. Mais combattre la fausse idée que vous avez de
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