L'Amour Et Le Temps
Montaudon parler avec Barnave.
« Soixante-cinq millions, disait le député de Grenoble, ce n’est pas énorme. On en viendrait aisément à bout, mais ces gens-là ne voient-ils pas que nous sommes ici pour réformer le royaume ? Necker le sait bien. Et l’on n’avance rien, aucun projet, aucun plan pour les discussions n’a été préparé.
— Il faudra que nous fassions tout nous-mêmes », répondit René en bâillant.
Il n’était point seul à ressentir la faim. On avait déjeuné très tôt. Les montres marquaient quatre heures et demie. On aurait bien voulu aller dîner. De plus, ces banquettes sans dosssier fatiguaient horriblement à la longue. La séance sombrait dans l’ennui, la lassitude, la nervosité. Le Roi se leva, salué par une acclamation où le soulagement entrait pour beaucoup.
« Vive la Reine ! » lança Claude à la voix de qui d’autres voix s’associèrent aussitôt.
Surprise, ravie, Marie-Antoinette s’inclina en une charmante révérence. L’Assemblée, touchée, répondit cette fois par une ovation. Le Roi en fut ému et le montra. Un instant, entre les souverains et les députés régna ce courant qui n’avait pu jusqu’à présent s’établir. Tout le monde en était baigné. En sortant, le fin et froid Barnave dit à Claude :
« Vous avez eu, monsieur, une initiative heureuse.
— Mais je crois, répondit-il, qu’il faudrait seulement témoigner notre sentiment à Leurs Majestés pour gagner le leur. Vous avez vu, monsieur, la Reine est aussi sensible que fière. Sachons la convaincre de notre affection, elle quittera pour nous ses faux amis.
— Peut-être, observa Robespierre. Malheureusement, nous en arrivons à un point où, pour s’entendre, il ne suffirait plus de s’aimer. »
Cette réflexion frappa Claude. Elle l’atteignit dans son arrière-pensée, où la Reine et Lise se confondaient toujours. C’était de Lise qu’il s’affirmait à lui-même : « Elle n’est nullement insensible », en disant à Barnave « la Reine est aussi sensible que fière ». Dans l’émotion du moment, Robespierre lui semblait pessimiste : il ne leur fallait, aux souverains et à eux, que se mieux connaître pour dissiper leur malentendu. Mais entre Lise et lui, quels étaient les pouvoirs de l’amour ? La tendresse dont il ne manquait point ne l’avait pas rendu capable de comprendre sa fiancée, sa femme, de deviner qu’elle n’était pas seulement indifférente, de s’ouvrir à elle. Au contraire, cette tendresse l’avait paralysé. À présent, même s’il établissait avec Lise un courant pareil à celui qui venait de jaillir entre le ménage royal et l’Assemblée, il ne la gagnerait pas pour si peu. Ils en étaient, eux, à un point où, pour s’aimer, il ne suffit plus de s’entendre.
Encore une fois, il suivit en esprit la lettre qu’il lui avait envoyée la veille de la procession des États. Il se représentait Lise en train de la lire, dans sa chambre de jeune fille, sa chambre tendue de perse à dessins bleus, où il était rarement entré, qui gardait pour lui comme un parfum de poésie et de mystère. Il entrevoyait sa femme, ces pages entre les mains, assise devant le secrétaire en cerisier – mousse de cheveux nimbés, profil perdu qui se détachait dans la lumière de la fenêtre ouverte sur les feuillages et les pépiements du verger. Il essayait de ressentir ses impressions.
Elle ne l’avait pas encore reçue, cette lettre ; elle lui arriva seulement le lendemain. Elle ne la lut point dans sa chambre mais dans le verger lui-même où elle cueillait des fraises des bois, dont l’herbe était parsemée, lorsque sa mère la lui remit, se hâtant, dès que le piéton l’eut apportée, de transmettre une de ces missives qui produisaient de si heureux résultats.
« Tu sais, elle est de poids, celle-là. »
Lise fit sauter les pains, déplia la feuille double. Un vrai journal. Elle alla s’asseoir sous le noyer pour lire commodément. La précédente épître de Claude, si vivante, l’avait amusée, intéressée, touchée aussi, davantage même qu’elle ne s’en était aperçue tout d’abord. En particulier, ces mots surprenants : une extrême timidité à votre égard. Elle en avait parlé, l’avant-veille, à Bernard. Il lui avait dit qu’effectivement sa qualité, la pureté de sa grâce, la noblesse de son caractère intimidaient si l’on sentait bien tout cela. Timide, Claude ! Elle n’eût
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