Lancelot du Lac
sourit : « Tu as donc fait étape chez lui ? demanda-t-il. – Oui, dit Lancelot, et jamais je n’ai été mieux traité. – Ne t’étonne pas de la ressemblance, nous sommes en effet frères jumeaux. Son héritage vient de notre père, et le mien de notre mère, part qui est la plus importante. Mais, dis-moi, que devient ma nièce, la précieuse Fleur Désirée, si distinguée, si sage ? Il y a si longtemps que je ne l’ai vue. Et mon frère, et son épouse ?
— Ils vont tous très bien, et ton frère peut jouir de toute sa puissance. – Comment cela se peut-il ? Je sais qu’un de ses voisins le harcèle sans cesse. – Seigneur, tu veux parler de Savary ? – Oui, en effet. – Savary est mort. Jamais plus il ne lui causera de tort. – Mort ? À vrai dire, je ne peux le croire. – Par Dieu tout-puissant, je te l’assure : je lui ai tranché la tête avec mon épée ! » À ces mots, la joie de l’hôte redoubla et il pressa Lancelot contre sa poitrine, le priant de lui raconter par le détail ce qui s’était passé.
Mais une autre question tourmentait Lancelot. Il finit par la poser : « Dis-moi, seigneur, quel est donc ce mal dont tu souffres et qui te rend si pâle ? Qui te l’a infligé et quelle est la raison de ton triste sort ? – Bien cher ami, je vais te le dire volontiers. Quand j’étais jeune chevalier, j’étais agile et joutais fort bien, ce qui me valait gloire. J’ai honte de le dire, mais je croyais alors être le plus vaillant chevalier du monde. Aussi m’en allai-je un jour à Rigomer, avec trois jeunes compagnons, le moins expérimenté d’entre nous croyant aisément parvenir aux aventures et y mettre fin. Mettre fin aux merveilles ! Quelle prétention ! C’est à peu près comme vouloir passer la mer à pied sec ! De là viennent nos blessures et notre triste sort. Je ne peux parler que de moi ; aussi te dirai-je que ma blessure ne peut pas se guérir, et que j’endure, de plus, une malédiction : à chaque anniversaire du jour où j’ai été blessé, il me faut recevoir un hôte, un chevalier étranger tel que Dieu en envoie de pays lointains. Si je n’ai pas d’hôte ce jour-là, la mort m’est promise dans un nombre de jours égal à celui des années qui me séparent de ma blessure. – Mais, s’indigna Lancelot, pourquoi tes voisins ne viennent-ils pas quand ils savent ton attente ?
— Ami, tu n’as pas bien compris. Ceux qui se proposeraient seraient en foule, mais il faut absolument que vienne d’abord le chevalier errant d’un pays lointain. Un voisin, pour me guérir, me ferait plus de mal que de bien, mais si un autre arrive sans rien savoir, alors la mort s’éloigne de moi pour un an et autant de jours que les années qui me séparent de ma blessure. Voilà pourquoi tu nous as apporté la joie, à moi, et à ceux qui m’entourent. Je me languissais d’un hôte quand tu es arrivé. Bénie soit l’heure de ta naissance !
— Mais, dit Lancelot, tu me parles de Rigomer où tu as reçu ta blessure. On raconte tant de choses sur Rigomer que je ne puis croire tout ce que j’entends à son sujet ! » Le vieillard demeura un instant songeur. « Oui, dit-il enfin, on raconte beaucoup de choses sur Rigomer. La vérité, en fait, c’est que personne n’est capable de savoir ce qu’il en est réellement. La cité de Rigomer se trouve dans une île, près de la côte. Un fleuve vient de la terre, qui se jette dans un autre, venu de la mer, de telle sorte que le pays est toujours ceinturé par une eau qui repart dans la mer, à la limite du flux et du reflux. C’est une frontière si sûre qu’on n’y craint plus personne : le lit de ce chenal est semblable à la flèche d’un arc, tirée du fond, et qui n’atteindrait jamais la surface.
— Mais il y a un pont, paraît-il, entre le rivage et l’île, dit Lancelot. Rigomer n’est donc pas si isolée qu’on le prétend. » Le vieillard reprit : « Ce pont est infranchissable : un dragon enchaîné a tué et jeté dans l’eau noire moult vaillants chevaliers qu’on n’a jamais revus. Il est le gardien du Pont de Cuivre. Cependant, on peut aller sur la grande lande, devant le chenal et le pont, à condition de s’y rendre uniquement pour le plaisir ou la distraction, car maintes aventures y surviennent. Mais si on prend les armes, on est fatalement blessé, c’est moi qui te l’affirme, victime que je suis de la coutume. Tel est le dilemme de cette grande
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