Lancelot du Lac
habileté, mais lâcheté pure ! »
Alors Lancelot lui dit : « Je n’irai donc pas désarmé, quoi qu’on dise. Je préfère la souffrance et l’honneur au repos et à la honte. As-tu encore quelque chose à me dire, cher seigneur ? – Oui, une dernière : il faut être bien fou pour tenir ce langage. » Et, sur ces paroles, le chevalier solitaire s’esquiva, laissant Lancelot en proie à de tumultueuses pensées.
Il était plus de minuit quand il déboucha, sans avoir rencontré âme qui vive, au milieu d’une forêt, dans une clairière où se dressait une étrange maison grande ouverte. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, il vit un feu qui brûlait dans la cheminée. Il entra à cheval et, sur une natte de roseaux, aperçut une créature qui le plongea dans l’étonnement. À l’examiner davantage, il ne put dire si c’était une femme ou un monstre. Elle n’était guère attirante, en effet, tassée comme elle était, les deux bras autour des genoux, endormie profondément, mais ronflant comme une bête. Intrigué par cet être blotti près du feu, Lancelot le contourna, par-derrière et par-devant, à droite et à gauche, et en déduisit que c’était une femelle, mais d’une laideur repoussante. Ses ronflements cependant devenant de plus en plus forts, le cheval, se mettant à renâcler, fut saisi d’une telle panique qu’il refusa d’avancer malgré les coups d’éperons de son maître au comble de la perplexité. Que fallait-il faire ? Le cheval menait grand tapage, de ses pattes et de ses fers, et l’on se serait cru au fin fond de l’Enfer. Réveillée par le tintamarre, la créature, tout étonnée, demanda ce qui se passait. « Je suis un chevalier qui a besoin d’être hébergé, répondit Lancelot. Je t’en prie, loge-moi cette nuit. Je m’en irai très tôt le matin. – Ma foi, parlons-en, car je n’ai jamais vu de chevalier. Sont-ce les diables qui t’ont amené dans cette forêt ? » Se soulevant quelque peu, elle examina Lancelot. « Qui es-tu ? demanda-t-elle. – Je te l’ai dit, je suis un chevalier qui cherche un gîte pour la nuit. – Voilà une belle garantie, en vérité. Je n’ai jamais vu de chevalier et ne sais pas ce que c’est. Es-tu armé ? – Oui, bien sûr. On ne peut chevaucher la nuit sans être armé dans un pays que l’on ne connaît pas. – Dans ce cas, dit la créature, je ne t’hébergerai pas. Tu m’apportes la douleur et la peine. Il y a mille ans que j’ai entendu dire que les chevaliers armés sont les êtres les plus malfaisants qui soient au monde. Jamais un chevalier armé ne sera hébergé sous mon toit. Rien n’émeut ces gens-là, rien ne leur fait peur, et ils tuent n’importe qui par simple plaisir de tuer (55) . Si je t’hébergeais, je suis certaine que le matin, avant de t’en aller, tu me tuerais sans autre remerciement. – C’est bon, dit Lancelot, j’enlèverai mon haubert. – Dans ce cas, je t’hébergerai, puisque tu y tiens. »
Alors, pour la première fois, elle ouvrit grands les yeux, et de ses mains noueuses souleva ses paupières en les tirant sur son front, les attacha à l’aide de crochets de fer rivés à sa peau à deux protubérances, deux sortes de cornes qu’elle avait sur le crâne, comme une bête sauvage (56) . Sa tête était énorme et chenue, et une bosse déformait son dos. Quant à son ventre, il était plus massif que le plus gros chêne d’une forêt. Cependant, elle dit aimablement : « Frère, écoute-moi. Puisque ton cheval tremble si fort, j’irai dans ma chambre, et j’enverrai ma nièce passer un moment avec toi. Ainsi tu pourras manger et boire tant que tu voudras. »
Puis, elle se releva de toute sa taille pour aller dans sa chambre, et ses muscles craquèrent comme des courroies en peau de cerf qu’on aurait brusquement rompues. Quand Lancelot vit debout cette vieille sorcière hideuse, la chair plus noire que du charbon, il ne put s’empêcher, malgré sa bravoure, de frémir, pensant qu’il laisserait s’enfuir son cheval plutôt que de l’arrêter. Mais il se garda bien de lui tourner le dos, craignant le pire s’il la perdait de vue. Face à elle donc, il tira son épée, mais elle se dirigea comme si de rien n’était vers la chambre et disparut de l’autre côté de la cloison. Tout redevint calme alors et le cheval s’apaisa. Lancelot retrouva ses esprits, se demandant quand même quel aspect pouvait bien avoir la nièce de ce
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