Lancelot du Lac
monstre. Or, une fille très jeune et assez jolie sortit de ses appartements, très sensée et courtoise à entendre. Elle demanda en effet à Lancelot de mettre pied à terre, ce qu’il fit aussitôt, tout heureux de sentir son cheval de nouveau paisible. La jeune fille fit sortir la bête au-dehors et revint vite à lui. Elle le combla de prévenances, lui donna à manger et à boire à volonté. Enfin, elle ouvrit la porte d’une seconde chambre, où Lancelot put s’étendre sur un bon lit et trouver sans tarder le sommeil.
Le jour suivant, de bon matin, la nièce vint s’occuper de lui et l’aida à se préparer jusqu’à ce qu’il fût de nouveau en selle. Alors, elle lui dit : « Va, Lancelot. Tu n’en as plus pour longtemps. Mais souviens-toi que ce n’est pas toi qui mettras fin aux merveilles de Rigomer. » Et elle rentra dans la maison.
Tout étonné que la jeune fille connût son nom et le but de son voyage, car il ne lui en avait pas parlé, Lancelot se résigna à ne pas comprendre, et bien content de n’avoir pas été obligé de saluer l’horrible femme, piqua des deux vers la forêt.
C’est ainsi qu’en peu de temps, il parvint aux landes de Rigomer. À l’horizon, se profilait l’île près du rivage, la cité dont on lui avait parlé, ainsi que le pont de cuivre. Mais déjà un Chevalier sans armes chevauchait à sa rencontre. « Seigneur, sois le bienvenu, fit-il, lorsqu’il fut à portée de voix. – Que le bonheur soit avec toi, seigneur ! répondit Lancelot. – Puis-je t’être utile ? reprit le Chevalier sans armes. D’où es-tu et où vas-tu ? – Je suis chevalier de Bretagne et je viens à Rigomer, pour y voir les aventures. – Ton intention ne manque pas de grandeur. Mais qui es-tu donc ? – Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoïc. – J’ai entendu dire en effet que tu étais d’une grande bravoure. Mais quels sont tes projets ? Nous sommes près de l’entrée, mais si tu veux aller plus loin, tu te trouveras bientôt là où l’on met en pièces les lances, où l’on reçoit de nombreuses blessures plus graves que les mortelles. Heureux celui qui meurt vite car celui qui ne guérit pas de sa blessure endure des peines et des souffrances sans fin. – Je sais, dit Lancelot. – Sache encore que si tu franchis l’entrée en armes, tu mourras de la lance et de l’épée. Sinon tu recevras une blessure dont tu ne guériras pas, ou tu seras vaincu. Si je te dis tout cela, c’est parce que c’est mon rôle de t’avertir : je m’acquitte seulement de la fonction qui est la mienne. Si tu veux cependant suivre mes conseils, je te protégerai. – Comment cela ?
— Je vais te le dire. Mets pied à terre sous cet arbre en t’aidant de ce bloc de marbre. Fais délacer ton heaume, retire ton haubert, détache tes chausses. Place ensuite tout ton équipement sous les branches. Ainsi désarmé, tu pourras voir les merveilles. En revanche, il te sera interdit de passer le pont. Dans la lande, tu trouveras détente et divertissements. Le plaisir y règne jour et nuit en nombreuse compagnie de dames, les plus belles qu’on puisse voir dans cent royaumes. Reste sept mois, un an, trois ans, tu ne manqueras jamais de rien. Et si tu veux d’autres plaisirs encore, tu pourras chasser dans les bois ou sur la rivière. Mais garde-toi surtout de jouter, car ici nul n’a jamais combattu sans recevoir honte, blessure ou mort. À présent, tu es libre de retourner d’où tu viens si tu le veux. C’est d’ailleurs ce que je te conseille. »
Lancelot se mit à réfléchir profondément. Il lui répugnait tout à fait de laisser ses armes et de s’en aller ainsi vers des dangers qu’il pressentait. D’autre part, il risquait, sinon la mort, du moins une blessure qui ne guérirait pas si un quelconque chevalier le provoquait. Il s’apprêtait donc à descendre de cheval pour se désarmer quand, tout à coup, le souvenir de Guenièvre envahit son esprit. « Jamais, se dit-il, elle n’admettrait que j’agisse aussi lâchement et me retirerait son amour. Voilà la blessure dont je ne guérirais jamais. Elle serait bien pire que toutes celles que pourrait recevoir mon corps. »
Ayant ainsi tranché avec lui-même, il piqua des deux et se précipita dans la lande, suivi par le chevalier sans armes qui l’accompagna jusqu’au pont où se tenait le dragon. Il les lui montra, ainsi que le lit du fleuve. Sur l’autre rive, se dressaient des maisons
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