Lancelot du Lac
tu ne puisses repasser le pont, je te ferai ravaler tes paroles qui sont celles d’un fanfaron ! » s’écria Lancelot avec force.
Mettant fin à leur joute verbale, ils retrouvèrent leur souffle, et bientôt la mêlée reprit plus sauvage et cruelle encore. Lancelot visa à nouveau le côté gauche, là où il avait tranché le haubert. Il y mit tant de force et arracha encore tant de mailles qu’il lui fit une entaille profonde dans la chair et le jeta à terre sur la hanche. Se sentant atteint, le grand chevalier se releva et réagit avec violence. Les boucliers avaient volé en éclats, les hauberts étaient rompus, les épées brisées. Le grand chevalier prit sa seconde épée et se précipita sur Lancelot ; mais celui-ci, sans doute plus agile que son adversaire, lui arracha la troisième épée de sa ceinture afin de le contrer dans son attaque, tant et si bien que le combat dura jusqu’à la nuit. Alors Lancelot mit toute sa force en jeu, se rua sur le grand chevalier qu’il jeta à terre, et pointa son épée sur la gorge du vaincu.
« Grâce ! cria le grand chevalier. Grâce, noble chevalier ! Épargne-moi ! Prends mon épée, je me reconnais pleinement vaincu ! Sache pourtant que la vie m’importe peu. Je veux seulement obtenir la confession qui lave les péchés, et me repentir, car j’ai commis bien des fautes. J’ai tué plus de chevaliers que je n’en vois de vivants à l’église, j’en ai emprisonnés, vaincus ou blessés beaucoup d’autres à la tête, ou à l’œil. Si mon corps est perdu, la confession du moins sauvera mon âme ! » Lancelot hésita. Cet homme sans pitié avait été si cruel pour ceux qui avaient eu le malheur de le rencontrer et, si lui-même avait eu le dessous, il n’aurait sûrement éprouvé aucun scrupule à le faire mourir. Blessé maintenant, peut-être à mort, il avait peur du trépas. Malgré tout, il décida qu’il vivrait : « Je te fais grâce, dit-il, à condition que tu me jures d’obéir en tout si tu guéris. – Je te promets tout ce que tu voudras, seigneur ! » s’écria le vaincu.
Lancelot alors lui fit jurer de se rendre sans faute en Bretagne et de se mettre à la disposition de la reine la plus courtoise et la plus parfaite, l’épouse du roi Arthur. Après quoi, les gardes, les serviteurs et les écuyers vinrent chercher le grand chevalier et le transportèrent au château. Quant à Lancelot, il fut longuement acclamé car jusqu’ici aucun chevalier n’avait réussi à vaincre un tel adversaire. Il revint à la tente du Chevalier sans armes où il fut désarmé. On soigna ses blessures et il dormit jusqu’au matin, car il avait grand besoin de repos.
Si sa victoire sur le grand chevalier le satisfaisait grandement, il n’oubliait pas pourtant qu’il était venu avant tout pour connaître les merveilles de Rigomer. Aussi, dit-il à son hôte qu’il voulait traverser le pont et se rendre sur l’autre rive. Celui-ci lui répondit : « Je ne saurais m’en mêler. – Donne-moi au moins un conseil, insista Lancelot. – Je n’en ai en effet qu’un seul : si tu veux traverser, le plus sûr moyen est de voler comme un oiseau. – Hélas, je ne suis pas oiseau ! – Alors, n’y va pas. De toute façon, même si tu cours sur le pont, le dragon te rattrapera, t’agrippera avec ses dents et ses griffes et te fera subir les pires tourments. Tel est le sort de tous les présomptueux qui franchissent le pont sans sauf-conduit. – Mais quel est donc ce sauf-conduit ? demanda Lancelot. – Je ne le sais pas, répondit le Chevalier sans armes. Je n’ai moi-même jamais été sur l’autre rive et, d’ailleurs, je ne tiens nullement à y aller. »
Lancelot s’abîma dans de profondes réflexions : il ne s’agissait plus en effet de lutter contre un homme, mais de s’opposer à un monstre qui mettrait toute sa force diabolique à le détruire. Pourtant, il savait que certains chevaliers étaient parvenus à passer. Ce qu’ils étaient devenus ensuite, était une autre affaire. Présentement, l’important était donc de se tenir le plus loin possible du monstre puisque celui-ci était attaché par une chaîne.
Ayant remarqué une massue monumentale accrochée à un clou d’acier dans la tente de son hôte, il alla donc la prendre, persuadé, du moins le pensait-il, qu’une telle arme lui permettrait de tenir le monstre à l’écart s’il n’était pas possible de l’assommer. Prenant bien soin de
Weitere Kostenlose Bücher