Lancelot du Lac
que les sortilèges qui, nuit et jour, les tourmentaient, ne seraient peut-être pas levés. Car ils étaient tous la proie de terreurs mystérieuses, et nul d’entre eux ne pourrait vivre en paix tant que le sortilège ne serait pas aboli. Mais cela, ils ne pouvaient le dire.
Parmi les habitants de la Douloureuse Garde, il y avait un valet qui était le frère d’un des compagnons du roi Arthur, nommé Aiglain des Vaux. Il avait assisté à la conquête de la forteresse et s’en réjouissait fort. Et, pensant que le roi Arthur serait très heureux d’en apprendre au plus tôt la nouvelle, il partit avant la fin du jour sur un bon cheval de chasse et se dirigea tout droit vers Camelot. Deux jours plus tard, il se présenta au palais et demanda à voir le roi, disant qu’il apportait une étonnante nouvelle. Le roi le reçut à la porte de sa propre chambre. « Roi Arthur ! s’écria le valet, que Dieu te sauve et tous ceux de ton royaume ! Je viens t’annoncer un prodige tel que tu n’en as jamais entendu de semblable ! – Qu’est-ce donc, beau valet ? demanda le roi. – La Douloureuse Garde est conquise et Brandus des Îles s’est enfui pour ne jamais plus revenir ! J’ai vu un chevalier passer les deux portes par la force de ses armes et de son courage ! – Valet, ne me dis point de mensonge. Je sais que tout cela est impossible ! répliqua Arthur. – Et pourtant, reprit le valet, c’est la pure vérité ! Tu peux me faire pendre si je mens ! » Là-dessus, Aiglain des Vaux entra dans la chambre et fut bien étonné de voir son frère à genoux aux pieds du roi. Il en demanda la raison et on lui transmit le surprenant message. « Seigneur roi, dit-il, mon frère est incapable de mentir. Il faut le croire. Dis-moi, quelles étaient les armes du chevalier que tu as vu franchir les deux portes de la Douloureuse Garde ? – Elles étaient blanches, exactement comme son cheval, et c’est pourquoi on l’appelle le Blanc Chevalier. Il est capable de tuer à lui seul plus d’hommes qu’on n’en pourrait enterrer sous deux arpents ! Que Dieu m’aide, mais je n’ai jamais vu guerrier si redoutable ! » Arthur se mit à songer, puis il dit : « Ce doit être ce jeune homme que m’a présenté la Dame du Lac et que j’ai adoubé le matin de la Saint-Jean. À vrai dire, je ne le regrette pas, et j’avais raison de vouloir le retenir à mon service, car il me semble qu’il a ce qu’il faut pour devenir le meilleur chevalier du monde ! » Alors qu’il parlait ainsi, la reine Guenièvre eut bien du mal à cacher son émoi. Elle détourna la tête, ne voulant pas montrer son trouble. Le roi lui dit cependant : « Guenièvre, il nous faut faire honneur à ce chevalier ! Prends avec toi les suivantes que tu préfères, car je vais partir demain matin pour la Douloureuse Garde et je tiens à ce que tu m’y accompagnes ! »
Le roi Arthur et sa compagnie arrivèrent quatre jours plus tard devant la forteresse. « Qui êtes-vous ? demanda le guetteur quand il les vit se rassembler auprès du pont-levis. – Je suis le roi Arthur ! Laisse-nous entrer ! – Et qui est cette dame qui t’accompagne ? – C’est la reine Guenièvre, mon épouse. Nous venons pour saluer celui qui a conquis cette forteresse ! – Fort bien, dit le guetteur, pour toi et pour la reine, je ferai selon mon pouvoir. » Et il envoya un valet prévenir le nouveau seigneur que le roi Arthur était devant la porte.
Le Blanc Chevalier, dès qu’il apprit la nouvelle, se hâta de monter à cheval et d’aller à la rencontre du roi. La porte une fois ouverte, il se trouva soudain en présence de la reine, et cette vision, à laquelle il ne s’attendait pas, le plongea dans une profonde extase. Les yeux fixés sur elle, il fit reculer son cheval jusque sous la voûte sans même s’en apercevoir. Là-dessus, croyant bien faire, le guetteur laissa tomber la herse, et le Blanc Chevalier, toujours hors de sens, demeura immobile à contempler à travers les barreaux celle qui, depuis le premier moment de leur rencontre, occupait nuit et jour ses pensées. Kaï lui cria : « Seigneur ! Tu agis vraiment comme le dernier des vilains ! » Lancelot ne l’entendit même pas. Alors, Saraïde surgit derrière lui et le tira par le pan de son manteau. Il sursauta et reprit tout son sens. « Seigneur, dit-il à Kaï, que dis-tu ? – Je dis que tu offenses mon Seigneur et ma Dame la reine, car tu leur fermes la
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