Lancelot du Lac
ce fut Galehot, le seigneur des Îles Lointaines : il ne pouvait pas croire qu’un seul homme eût pu porter tant de coups à la fois. Aucun de ses fidèles ne pouvait endurer les assauts de ce chevalier aux armes noires qui passait au travers de leurs rangs, droit comme un carreau d’arbalète. Galehot, qui se tenait sur une butte, de l’autre côté de la rivière, disait à ses compagnons : « Jamais je n’ai vu un seul homme accomplir tant de prouesses ! Dieu m’est témoin que si je pouvais le prendre parmi mes proches, je le ferais sans plus hésiter, car je sais reconnaître où se trouvent la valeur et le courage ! » Et, ce disant, le seigneur des Îles Lointaines se prit à rêver.
Cependant, le sénéchal Kaï, qui ne participait pas à la bataille, appela l’écuyer qui avait amené le destrier à l’inconnu. « Écoute bien, lui dit-il. Va rejoindre Hervé de Rinel, que tu vois là-bas, auprès de cette bannière mi-partie d’or et de sinople. Tu lui diras qu’on a bien des raisons de se plaindre de lui. Ne laisse-t-il pas sans secours le meilleur chevalier qui ait jamais porté bouclier au cou, et avec lui la fleur des compagnons du roi Arthur ? Dis-lui encore qu’il sera tenu pour lâche et mauvais jusqu’au jour de sa mort ! »
L’écuyer se hâta de délivrer son message. Quand il l’entendit, Hervé de Rinel eut un accès de colère : « Dieu m’aide ! s’écria-t-il. Je suis trop vieux pour commencer à trahir mon seigneur le roi ! Retourne d’où tu viens et dis au sénéchal que ce n’est pas aujourd’hui qu’on me traitera de lâche et de traître ! » L’écuyer apporta la réponse, et Kaï se mit à rire. Puis, il demanda à l’écuyer qui pouvait bien être ce chevalier aux armes noires et pourquoi Gauvain lui envoyait ses destriers avec une attention si complaisante. L’écuyer lui répondit qu’il n’en savait rien. Alors Kaï demanda ses armes, fit amener son cheval et, sans plus tergiverser, s’élança lui-même dans la bataille.
Hervé de Rinel accomplit ce jour-là plus d’exploits qu’il n’en avait faits dans toute sa vie. Il avait en effet quatre-vingts ans passés, et ses gens clamèrent si fort en courant à la rescousse, que le cri de « Hervé ! » domina un moment tous les bruits de la bataille. Gauvain, qui se désolait de ne pouvoir combattre, à cause de ses blessures, ne pouvait s’empêcher de sourire d’aise. Quant à Galehot, il continuait à s’étonner de voir ses hommes reculer, car ils étaient plus nombreux d’un quart que ceux de son adversaire. Comprenant que la partie risquait d’être perdue, il se porta du côté où combattait le chevalier aux armes noires. Celui-ci, dont le troisième destrier venait d’être tué, était entouré d’une telle presse que les siens ne pouvaient même pas l’approcher pour le remettre en selle. Mais il frappait à droite et à gauche si rapidement que son épée sifflait autour de lui. Émerveillé d’une telle prouesse, Galehot décida de ne plus le perdre de vue et il le suivit jusqu’à la fin du jour.
Quand la nuit tomba, les combattants se séparèrent les uns des autres, et ils s’en revinrent vers leurs logis. Lancelot partit à son tour, aussi discrètement qu’il le put, car il ne voulait pas que ceux de la maison d’Arthur le reconnussent. Mais Galehot, qui ne l’avait pas quitté des yeux et qui guettait son départ, le rejoignit dans un bosquet derrière une colline.
« Dieu te bénisse, seigneur ! » dit Galehot. Distant, Lancelot le regarda et ne lui rendit qu’un vague salut. « Qui es-tu ? demanda-t-il. – Je suis Galehot, le fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines. C’est moi qui conduis tous ces gens contre lesquels tu as combattu tout le jour. Viens, je te prie, loger chez moi. – Comment ? s’indigna Lancelot. Tu es l’ennemi du roi Arthur, tu veux t’emparer de son royaume, et tu me proposes une telle infamie ! – Ne te méprends pas, noble seigneur, je n’ai nulle pensée mauvaise. Je ne te convie pas en mon logis pour te faire renier celui pour qui tu as combattu avec tant de vaillance. C’est à cause de cette vaillance que je me permets de t’inviter, et non par vile pensée. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour héberger le meilleur chevalier du monde ! » Lancelot fit faire demi-tour à sa monture. « Il faudrait d’abord prouver ce que tu dis, à savoir que je suis le meilleur chevalier du
Weitere Kostenlose Bücher