Lancelot du Lac
vassal qui est plus vil et plus méchant qu’un diable d’Enfer ! Ainsi parla fièrement Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie, neveu du roi Arthur. Le roi lui répondit : « Beau neveu, fais à ta guise pourvu que tout malheur soit écarté ! »
Gauvain ne perdit pas de temps. Rapidement équipé, il partit de toute la vitesse de son destrier. Quant aux autres, ils s’armèrent dans la plus vive confusion. Chacun voulait prendre part à l’expédition, mais chacun s’en allait à sa fantaisie. Ils finirent cependant par constituer une troupe qui se dirigea vers le bois, le plus vite possible. Mais comme ils arrivaient à la lisière, ils en virent déboucher la monture de Kaï. On la reconnut bien. Mais on remarqua aussi que les rênes de la bride étaient rompues et que le cheval n’avait plus de cavalier. Du sang rougissait l’étrivière. Ce spectacle eut le don de refroidir l’ardeur de plus d’un qui s’en retourna piteusement à Carduel en affirmant qu’il avait perdu la trace du ravisseur.
Cependant, Gauvain avait pris beaucoup d’avance, et il chevauchait bien loin des autres. Il ne tarda pas à apercevoir un chevalier qui avançait au pas sur un cheval harassé, haletant et couvert de sueur. Ce chevalier salua Gauvain le premier et Gauvain lui rendit son salut. Il s’arrêta et dit : « Seigneur, tu le vois, mon cheval est tout trempé de sueur et si fourbu qu’il n’est plus bon à rien. Puis-je te prier, à charge de revanche, de me donner ou de me prêter le destrier que tu mènes derrière toi pour m’en servir en cas de besoin ? – Certes, dit Gauvain, prends-le et fasse le Ciel que tu en puisses tirer avantage. » Le chevalier remercia Gauvain, piqua des deux et s’éloigna à travers la forêt. Curieux de savoir qui il était, et quelque peu rageur, Gauvain le prit en chasse. Il est vrai qu’il n’avait pas reconnu le chevalier et ne savait pas que c’était Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Bénoïc, qui, revenant du pays de Sorelois, d’où il avait pris congé de son frère d’armes Galehot, avait appris par hasard le rapt de la reine Guenièvre et s’était précipité sur les traces du ravisseur.
Gauvain, suivant le chevalier inconnu de lui, descendit la pente d’une colline, et chevaucha longtemps encore. Soudain, il retrouva, étendu sans vie, le destrier qu’il avait donné au chevalier. Tout autour, des chevaux avaient labouré de leurs sabots le sol que jonchaient des débris de lances et de boucliers. Visiblement, une bataille acharnée s’était déroulée à cet endroit entre plusieurs guerriers. Gauvain regretta amèrement de ne pas s’être trouvé présent au moment du combat, mais comme l’endroit ne lui plaisait guère, il ne s’y attarda pas et poursuivit son chemin à vive allure. Bientôt, il aperçut le chevalier qui s’en allait à pied, tout seul, le heaume lacé, le bouclier pendu au cou, l’épée ceinte à son côté. Il le vit rejoindre un chemin où roulait une charrette.
Il faut dire qu’en ce temps-là, les charrettes tenaient lieu de piloris. Dans chaque ville, où de nos jours on peut en voir de nombreuses, il n’y en avait qu’une seule. Comme les piloris, cette charrette était destinée aux félons, aux meurtriers, aux vaincus en combat judiciaire, aux voleurs qui ravissaient le bien d’autrui. Le criminel pris sur le fait était aussitôt mis sur la charrette et mené de rue en rue à travers la ville. Toutes les dignités étaient perdues pour lui, et il ne pouvait jamais plus être admis à la cour d’un roi ou d’un prince. C’est pourquoi on répétait souvent ce dicton : « Quand tu rencontreras une charrette, fais sur toi le signe de la croix et souviens-toi de Dieu pour qu’il ne t’arrive pas malheur (38) ! »
Le chevalier privé de monture se dirigea vers la charrette et vit un nain, juché sur les timons. « Nain, fit-il, au nom du ciel, dis-moi si tu as vu passer par ici ma dame, la reine ! » Le nain fit mine de ne pas entendre et continua de mener son train. Le chevalier répéta sa question. Alors le nain lui dit : « Si tu veux monter dans ma charrette, je te promets qu’avant demain, tu sauras ce qu’il est advenu à la reine ! » Et, sans plus attendre, il fouetta ses chevaux. Le chevalier demeura un certain temps plongé dans sa méditation. Monter dans cette charrette ? Il ne pouvait s’y résoudre, car c’était se vouer à l’opprobre de tous ceux qu’il
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