Lancelot du Lac
qu’on t’avait apportées l’autre jour, car mon nom n’était pas lié au message ! – J’ai fait pour elles ce que je devais, et pour toi ce que je pouvais. – Belle réponse ! fit la reine rêveusement. M’aimes-tu donc tant que cela ? – Dame, je n’aime ni moi ni autrui autant que toi ! – Et depuis quand m’aimes-tu ? – Depuis l’instant où je t’ai vue pour la première fois. »
À ce moment-là, la Dame de Malehaut toussa et écarta son voile. Lancelot se retourna et reconnut son visage. Il en éprouva tant d’inquiétude que ses yeux se mouillèrent d’angoisse. Guenièvre, un peu surprise, s’aperçut qu’il regardait ailleurs. Et bien qu’elle fût persuadée en elle-même de la sincérité du chevalier, elle décida de le mettre à l’épreuve. « Je ne demande qu’à te croire, dit-elle, mais quelque chose m’intrigue. Il y a un instant, tu as regardé une autre femme que moi, et tu en étais tellement ému que tu en as versé quelques larmes. D’ailleurs, tu es tellement confus que tu n’oses plus regarder de ce côté-là ! Je me demande si ta pensée m’appartient autant que tu le prétends ! » Lancelot était au désespoir. « Ah ! Dame ! s’écria-t-il. Ce que tu dis est impossible ! Depuis le moment où je t’ai vue, aucune femme n’a pu gagner mon cœur ! – J’ai vu ce que j’ai vu ! fit la reine en insistant lourdement pour le tourmenter, car elle savait fort bien que c’était elle qu’il aimait d’amour. Ton corps est près de moi, c’est vrai, mais ton cœur est ailleurs ! » reprit-elle d’une voix sévère. C’était trop pour Lancelot qui ne put en supporter davantage. Son angoisse fut telle qu’il faillit s’évanouir de douleur. En le voyant pâlir, la reine le prit par les épaules pour l’empêcher de tomber, et appela Galehot qui se précipita pour soutenir Lancelot, disant à la reine : « Ah ! Dame ! À force d’être si cruelle avec lui, tu finiras bien par le faire mourir ! – Mais, insista Guenièvre, il prétend que c’est pour moi qu’il a accompli toutes les prouesses qu’on lui connaît ! Crois-tu vraiment qu’il dise la vérité ? – Non seulement je le crois, répondit Galehot, mais j’en ai la certitude absolue. C’est le plus preux et le plus loyal chevalier que j’aie jamais connu ! Sois-en assurée : il t’aime plus que lui-même ! – Je ne demande qu’à le croire, mais qu’y puis-je ? Il ne me demande rien…
— Noble reine, dit Galehot, s’il ne te demande rien, c’est qu’il n’ose. On tremble toujours quand on aime, et plus encore lorsqu’on aime d’amour fou. Je te prie donc en son nom de lui octroyer ton amour, de le prendre pour ton chevalier et de devenir sa dame pour toujours. Ainsi le feras-tu plus riche que si tu lui offrais le monde entier ! Scelle ta promesse d’un baiser, devant moi, en témoignage d’amour véritable et partagé ! »
Ainsi parla Galehot, fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines, en faveur de Lancelot, si ému qu’il ne put rien répondre. « Promenons-nous ensemble tous les trois, comme si nous devisions », dit Galehot. Alors, ils marchèrent dans le pré, en direction de la rivière et la reine, voyant que Lancelot n’osait faire le premier pas, le prit par le menton et, devant Galehot, le baisa longuement sur la bouche. Mais la Dame de Malehaut n’avait rien perdu de la scène.
« Ami très cher, murmura Guenièvre à Lancelot, je suis tienne et j’en ai grande joie. Mais veille à ce que la chose demeure secrète, car je suis une des femmes dont on dit le plus de bien, et, si ma réputation se perdait, notre amour en serait terni à jamais (32) . Quant à toi, Galehot, tu es le garant de notre amour : si quelque mal m’en advenait, tu en serais responsable, tout comme tu es responsable de ma joie et de mon bonheur. – Je le sais, répondit Galehot. Mais j’ai une faveur à te demander : que tu sois garante toi-même de notre amitié, à Lancelot et à moi. – Certes, répondit Guenièvre, j’y consens volontiers. » Elle prit Lancelot par la main droite et Galehot par la main gauche. « Galehot, dit-elle, je te donne à jamais à Lancelot du Lac. Lancelot, je te donne à jamais à Galehot, seigneur des Îles Lointaines (33) . »
La nuit était complètement tombée, mais le temps était clair et serein, et la lune luisait sur les prés. Lancelot et Galehot accompagnèrent la reine jusqu’à son
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