Lancelot du Lac
rencontrerait. Mais, d’autre part, le nain lui avait promis qu’il saurait, avant le lendemain, ce qu’il était advenu de la reine Guenièvre. Que faire ? Après une hésitation bien compréhensible, il sauta dans la charrette. Gauvain, qui galopait derrière, n’en crut pas ses yeux. Il s’adressa au nain : « Dis-moi, qu’en est-il du sort de la reine ? Sais-tu quelque chose à son sujet ? » Le nain lui répondit : « Si tu as pour toi-même autant de haine qu’en a ce chevalier que tu vois assis derrière, monte à côté de lui et tu sauras tout ce que tu veux savoir ! Je vous conduirai tous les deux ! »
Gauvain s’arrêta net. Cette invitation lui paraissait si insensée qu’il ne voulut même pas en débattre. Il marmonna entre ses dents : « Pas question de me déshonorer ainsi ! Mais va toujours, je te suivrai où tu iras ! » Là-dessus, ils continuèrent leur chemin. L’un chevauchait et l’autre se trouvait dans la charrette, mais ils avançaient à la même allure. À la tombée de la nuit, ils parvinrent à une forteresse à l’aspect aussi puissant que beau. Ils entrèrent par une large porte, et les gens s’assemblèrent dans les rues pour les voir passer. Bientôt, une immense rumeur enfla et se répercuta dans la ville : « Voyez ce chevalier qui est dans la charrette ! À quel supplice le destine-t-on ? Sera-t-il écorché vif, pendu, noyé, ou brûlé sur un bûcher d’épines ? Dis-nous, nain, toi qu’on a chargé de le traîner sur la charrette d’infamie, quel crime a-t-il commis ? Est-il convaincu de larcin ? Est-ce un meurtrier ou a-t-il été vaincu en duel judiciaire ? »
Le nain fit la sourde oreille et ne répondit rien. Il conduisit le chevalier à la demeure où il devait être hébergé, une tour sise au bout de la ville. Au-delà s’étendaient des prés, en contrebas des rochers sur lesquels se dressait la tour, à flanc d’abîme. La charrette pénétra dans l’enceinte, et Gauvain la suivit, prenant soin de mettre pied à terre et de regarder ce qui se passait alentour. Des valets s’empressèrent de lui ôter son armure, et une Dame en toilette avenante, d’une beauté sans rivale à la ronde, sortit du logis. « Dis-moi, nain, demanda-t-elle, de quel crime s’est rendu coupable ce chevalier que tu traînes dans ta charrette ? » Le nain ne daigna pas répondre. Il se contenta de faire descendre le chevalier, et s’en alla, sans que personne sache où. La Dame alors fit apporter deux manteaux fourrés de petit-gris que Gauvain et l’autre chevalier revêtirent après avoir été désarmés. À l’heure du souper, on les fit entrer dans une grande salle où un exquis festin les attendait, et l’hôtesse eut Gauvain comme voisin de table. Tout au long de la soirée, elle prodigua à l’un et à l’autre les plus grands égards et leur tint la plus charmante des compagnies. Puis, le souper terminé, on prépara deux lits, hauts et longs, tout près d’un troisième encore plus somptueux, et déjà dressé. Ce lit offrait tout le confort possible, et Gauvain n’en avait jamais vu de semblable. Au moment du coucher, la Dame emmena ses deux hôtes et leur désigna les deux lits qui avaient été faits. « C’est pour votre agrément qu’ont été placés ces deux lits, dit-elle. Quant à l’autre lit que vous voyez, je ne vous conseille pas de vous y étendre, car il n’est pas fait pour vous. – Pourquoi nous est-il défendu ? » demanda le chevalier qui était monté dans la charrette. Elle répliqua vivement : « Ce n’est pas à toi de poser des questions. Il est honni dans ce monde celui qui est monté dans la charrette d’infamie. Sache que, si tu t’avisais d’y coucher, ta témérité te coûterait bien cher ! » Et la Dame les quitta, en compagnie de ses suivantes et de ses valets.
Restés seuls, Gauvain et Lancelot (mais Gauvain ne savait pas que c’était lui) se regardèrent avec étonnement. « C’est bien, dit Lancelot, je coucherai quand même dans le lit défendu. » Il se débarrassa de ses chausses et s’y étendit sans plus attendre, sous une courtepointe en brocart d’or jaune étoilé d’or, la fourrure de sa doublure n’ayant rien de commun avec du petit-gris pelé, mais plutôt avec de la zibeline digne d’un roi. Alors, tandis que Gauvain se couchait à son tour sur l’un des deux lits bas, Lancelot s’endormit.
À minuit, les deux chevaliers furent réveillés par un
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