L'ange de la mort

souverain envoie.
    — Oui, je dois en savoir plus sur Monseigneur de Montfort.
    — Montfort s’en est allé comparaître devant un autre tribunal, dit l’homme d’Église en désignant le cadavre.
    — Que fait ce jeune prêtre ? demanda Corbett.
    — Il lui donne l’extrême-onction.
    — Je croyais qu’elle ne s’administrait qu’aux agonisants, pas aux morts !
    Son interlocuteur haussa les épaules :
    — Vous avez sûrement quelques notions de théologie, Messire. Thomas d’Aquin et Bonaventure avancent que l’âme peut ne quitter le corps que bien des heures après que le coeur s’est arrêté de battre. En ce qui concerne Montfort, espérons que c’est le cas afin que son âme soit lavée de tout péché.
    Corbett allait s’approcher de la dépouille lorsque l’autre le retint doucement.
    — Laissez-le finir ; vous aurez tout le temps de l’examiner.
    — Et puis-je savoir qui vous êtes ?
    — Sir Philip Plumpton, chanoine de St Paul.
    Le jeune prêtre, qui devait être un des célébrants de cette messe fatale, avait administré l’extrême-onction et entonnait à présent la prière des morts :
    — De profundis clamavi ad te.
    Puis, tête baissée, ce qui dévoilait nettement sa tonsure, il commença l’invocation finale : il supplia les archanges saint Michel et saint Gabriel d’accepter le défunt parmi l’armée céleste, il invita l’âme à s’envoler du corps et pria pour qu’elle ne tombât pas aux griffes du Malin, de l’Ange de Perdition.
    Un frisson parcourut Corbett. Il était dans le temple de Dieu, entouré de prêtres, et pourtant il ressentait une impression de malveillance, de rancoeur profonde. Il se doutait déjà que le décès de Montfort n’était pas dû à un accident et il se souvint bizarrement des rumeurs qui couraient sur St Paul : c’était souvent un foyer d’iniquités, où nombre de chanoines ne respectaient ni leurs voeux ni la règle de leur ordre. D’aucuns en donnaient pour raison le fait que la cathédrale avait été érigée sur le site d’un temple romain voué à Diane chasseresse et lieu de sacrifices. Corbett frémit à nouveau. Le mal s’accompagnait toujours du chaos et le chaos exigeait le rétablissement de l’ordre. Si la mort de Montfort n’était pas accidentelle, le roi lui confierait certainement l’enquête.
    L’idée d’une telle mission ne lui plaisait guère. Il avait été témoin de la colère du monarque et pensait qu’elle n’était, en grande partie, que comédie. Édouard serait-il pour quelque chose dans cet assassinat ? Le clerc ne se faisait guère d’illusions sur son seigneur et maître. Le roi était un pragmatique et la fin justifie toujours les moyens. Dans les universités d’Europe, certains théoriciens politiques soutenaient que le monarque est au-dessus des lois, voire que sa volonté même est la loi. Cette mort en serait-elle l’illustration ? L’homme qui gisait là était issu d’une famille détestée par Édouard et préparait une homélie dénonçant l’imposition décrétée par le roi. Le souverain aurait-il manigancé ce meurtre ? Était-ce pour cette raison qu’il n’était pas entré dans la sacristie ? Parce qu’il croyait que les victimes saignent en présence de leur assassin ?
    Corbett repoussa doucement la main que Plumpton avait posée sur son poignet et se dirigea vers la table au moment où le jeune prêtre, le visage blême et creusé par l’effroi, se relevait et s’éloignait silencieusement. On avait recouvert d’un voile de gaze la face du défunt, encore revêtu de ses habits liturgiques. Corbett ôta le voile, bien conscient de ce qu’autour de lui les gens, curieux de voir ce qu’il allait faire, se taisaient peu à peu. Le visage ingrat de Montfort était devenu un masque tragique, presque grotesque. Les muscles de la face étaient encore rigides et les yeux entrouverts. Corbett vit deux pièces de monnaie de chaque côté de la tête, le jeune prêtre ayant essayé de fermer les yeux du disparu. Ce dernier, narines dilatées et lèvres retroussées sur un rictus, semblait fixer Corbett d’un regard haineux. Le clerc, qui avait quelques rudiments de médecine, se pencha pour renifler les lèvres du cadavre. Il détecta des relents d’ail, de vin et de quelque chose d’autre, une odeur douce-amère. Surmontant son dégoût, il introduisit deux doigts dans la bouche du mort et, malgré les murmures d’indignation de