L'année du volcan
fautive.
— Ainsi, dit Bourdeau, si je dispose de fausses piastres et que je les négocie en France pour acheter avec elles des louis, je produis un fabuleux bénéfice.
— Précisément.
— Merci, cher Guillaume, de votre si éclairante leçon. Reste maintenant à savoir qui serait à même de se charger du change de cette fausse monnaie, que ce soit volontairement ou par négligence. Que de voies ouvertes en quelques instants !
— À qui pourrions-nous faire appel, demanda Bourdeau, afin d’approfondir les mécanismes en cause ?
Semacgus réfléchit un moment.
— Mais j’y songe ! Naguère vous avez été reçu par Boudart de Saint-James 17 au cours d’une de vos enquêtes. Ce riche financier est l’un des principaux administrateurs de la Caisse d’escompte.
— Sa création par Necker n’avait-elle pas pour but d’amortir la dette publique ?
— Certes, elle reçoit tous les effets au taux de 4 % et avance à l’État sur son capital. Elle s’est peu à peu transformée en banque de dépôt et a même reçu l’autorisation d’émettre des billets.
— Donc elle reçoit des fonds ?
— Certes, non seulement des effets de commerce, mais des versements en espèces.
— Se pourrait-il que la fausse monnaie s’y introduise mêlée à celle de bon aloi ?
— Cela je ne saurais l’affirmer. Il faudrait enquêter dans la place.
— Et cela nous ramène à l’interrogation principale. À un moment ou à un autre, à la Caisse d’escompte ou dans d’autres circonstances, cette fausse monnaie apparaît.
— Boudart ? Je n’ai guère confiance dans ce personnage. On peut légitiment s’inquiéter de voir cet agioteur mêlé aussi étroitement à la gestion financière de l’État. Je préfère consulter M. de La Borde.
— Cela n’empêche pas de le consulter, ajouta Bourdeau, qui se méfiait des animosités de Nicolas et cherchait souvent à les tempérer.
— Soit, dit Nicolas, mais je n’en attends rien ! L’homme est fuyant. Et il se méfiera, ayant eu, comme vous le rappeliez, maille à partir avec nous. Nous verrons , comme disait Louis le Grand. Cher Guillaume, que dites-vous du temps étrange que nous observons cet été ?
— J’en pense que chacun déraisonne sur ce phénomène. Les avis de mes confrères versés dans ces questions divergent. Vous m’interrogez et vous avez raison. Je viens de recevoir une lettre d’un de mes correspondants botanistes. C’est un savant islandais qui recueille pour mes herbiers mousses et fougères de son île.
Semacgus tira de sa poche une lettre qu’il déplia avec soin avant de chausser ses besicles et d’en entamer la lecture.
Cher et honoré collègue,
Puissiez-vous être remercié pour votre envoi si heureusement parvenu ici de l’ouvrage de Charles Plumier sur la description des plantes de l’Amérique avec leurs figures. Ai-je assez admiré les admirables spécimens de notre passion commune, les fougères et les périploques 18 . Mais je me dois de vous entretenir d’un phénomène épouvantable survenu le jour de la Pentecôte. Le sommet de la montagne Stafte Jay-Kel a paru surmonté de flammes qui s’élevaient à une hauteur prodigieuse. En peu d’instants, la lave s’est étendue asséchant le fleuve Skafraa. Des églises et des fermes furent englouties sous ce torrent. On estime qu’elle embrase un immense territoire sur une largeur de trente lieues. La terre exhale le soufre et le nitre. La fumée et des cendres obscurcissent l’air et l’île est toute environnée de ténèbres et lorsqu’on aperçoit par à-coup le soleil, il figure une masse de fer rougie. L’obscurité nous empêche de découvrir si d’autres montagnes vomissent aussi le feu de la terre. Une nouvelle île Nyoé s’est élevée du fond de la mer. Nos physiciens s’inquiètent des suites de cette explosion générale.
Partout les pâturages pâtissent d’une mauvaise qualité de l’herbe attribuée à la poussière fine de salpêtre que le vent venu du nord transporte à des distances infinies qui me laisse penser qu’elle pourrait atteindre l’Angleterre et au-delà les côtes de l’Europe. Pour le reste, qui n’est pas le moindre, la désolation est générale et la misère extrême dans tout le pays.
En vous renouvelant ma gratitude, je suis, etc. etc. Signé Haraldur Gundmundsson
— Et estimez-vous, Guillaume, que ce temps étrange d’orages, de grêle, de brouillard accompagné de
Weitere Kostenlose Bücher