L'arbre de nuit
danger de couler. Nous avons des voiles et des espars de rechange. Tout ce qu’il faut pour la réparer. Cela sera promptement fait.
Doutant qu’elle crût à son mensonge, il relativisa le présent en feignant de s’inquiéter de l’avenir.
— Par contre, nos avaries sont telles que nous serons contraints maintenant d’hiverner à Mozambique pour rétablir notre gréement. Je crains que ce soit la vraie mauvaise nouvelle de la journée car on dit que l’on s’y ennuie encore plus qu’à bord.
Il avait failli dire « que l’on s’y ennuie à mourir » et il fut terrifié du cynisme d’une expression désinvolte quand on la révisait selon la grammaire brutale de la Carreira da India. Soucieux de la rassurer par un ton léger, il s’aperçut que sans y prendre garde il l’avait appelée par son prénom et non pas senhora comme à l’accoutumée.
— J’ai terriblement confiance en vous et je sens que je ne le regretterai jamais. Je suis terrorisée. Je n’avais pas imaginé dans mes pires suppositions qu’un voyage aux Indes serait un tel cauchemar.
Elle parcourait du regard le spectacle de désolation en hochant la tête, les yeux vagues.
— Personne ne m’avait prévenue. Personne ne m’a jamais raconté ces horreurs quotidiennes, ce froid, cette immensité sans nulle trace de vie, ces épreuves toujours renouvelées. Ces jours qui ne finissent que pour recommencer encore plus vides et plus détestables. Ces malades qui se décomposent, ces malheureux emportés par la mer, ces morts par dizaines dont on se débarrasse aussitôt comme s’ils étaient des charognes pestilentielles. Personne ne m’a mise en garde. Pas même dom Alvaro, l’homme que je vais épouser là-bas. Cet enfer humide et froid est-il un secret honteux ?
Choquée, elle semblait ne plus vouloir s’arrêter de parler. François s’efforça de canaliser son monologue.
— La plupart des voyageurs au long cours affirment qu’ils ont tout oublié de leur calvaire en posant le pied à Goa tant la cité est merveilleuse et le pays admirable et doux. Vous oublierez vous aussi tout cela.
— Comment peuvent-ils proférer un tel mensonge ? Sont-ils fous ou sont-ils pervers ? Quelle ambition, quel plaisir des sens, quel profit, pourraient-ils effacer tant de détressesphysiques et morales ? Tant d’humiliations quotidiennes ? Comment de telles abominations pourraient-elles ne pas graver dans les mémoires des images indélébiles ?
Margarida se déchargeait de sa peur en tremblant de colère.
— Ces conquérants qui ont fait notre empire, ces administrateurs et ces commerçants qui lui ont donné une consistance étaient-ils imbéciles ou trop orgueilleux ? Ces prêtres appelant de nouvelles missions sont-ils exempts de tout sentiment humain ? Nos compagnons d’infortune qui se répandent chaque jour en dévotions, ces religieux qui les encouragent et méprisent tant de misère étalée alentour, sont-ils chrétiens ? Cet empire vaut-il cet enfer de souffrances et de morts ? La gloire du Portugal est-elle au prix de ce combustible humain brûlé en cachette pour entretenir son éclat ?
Son ton était monté jusqu’à un registre aigu car elle ne maîtrisait plus ses nerfs. Sa main se cramponnait au bras de François. Elle tremblait maintenant par saccades. Il fallait la calmer et gérer au mieux leur cataclysme commun. Il posa sa main sur la sienne. Il ne lui avait jamais touché la peau et ce contact nu accéléra son cœur et se répercuta dans tous ses organes sensibles, du cerveau jusqu’au bas-ventre. Elle le sentit et elle eut le réflexe d’écarter son corps. Il retira sa main aussitôt, lui rendant sa liberté mais elle resta accrochée à lui. Il était à la fois confus d’avoir surpris sa pudeur et pas mécontent qu’elle sache qu’elle le bouleversait. Il la laissa décider elle-même du moment où elle s’en irait. Elle se dégagea doucement et lui sourit un peu, restant perchée sur son avant-bras, qu’il tenait absolument immobile comme un oiseleur apprivoisant une palombe.
— Vous êtes injuste. – Il n’avait pas osé cette fois l’appeler Margarida dans leur état d’intimité accidentelle. – Les religieux qui partagent notre sort sont admirables de dévouement. Sans doute l’inhumanité de la route maritime lusitanienne était-elle le prix à payer pour accomplir un aussi noble dessein. Peut-être Dieu qui a ordonné de porter la foi chrétienne sur cette terre
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