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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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tangage soulevait ou abaissait la proue en dérangeant les lois de la gravitation. Il constata que la civadière prenait effectivement mal le vent et qu’elle se débattait avec furie en agitant bruyamment ses écoutes et ses poulies. En contrebas sur le plateau triangulaire de la poulaine, deux grumètes et une dizaine de volontaires silencieux et déjà blancs de neige s’usaient les yeux à percer, au-dessus et en abord de la voile de proue, les flocons qui tourbillonnaient dans les courants d’air. À ses pieds, derrière eux, il découvrit le crâne chauve de Sebastião de Carvalho dans son manteau gris, à l’abri précaire du coltis, la solide paroi avant du gaillard. Le philanthrope disputait au vent les pages des Lusiades . Ayant trouvé le chant adéquat, il déclama,tenant le livre ouvert des deux mains, solidement campé sur ses jambes écartées :
    « Les vents étaient si forts qu’ils n’auraient pas été plus furieux s’ils avaient entrepris de renverser l’inébranlable tour de Babel. Portée par les vagues démesurément gonflées par la tempête, la nef puissante semblait un minuscule esquif que l’on s’étonnait de voir si bien se comporter sur la mer. »
    Un homme s’était retourné et François reconnut Pero. À part cet interlocuteur obstiné des tempêtes, les autres guetteurs n’avaient pas prêté plus d’attention que d’ordinaire au vieux radoteur. En fait, ils ne l’avaient même pas entendu tant leur angoisse du naufrage était grande.
    François sourit, les héla à travers le cornet de ses deux mains en porte-voix et leur indiqua par gestes qu’il les avait reconnus et appréciés. Il resta longtemps accoudé au bastingage, hypnotisé par l’opacité floconneuse derrière laquelle se cachait l’avenir.
    Un mugissement le fit regarder vers l’arrière. Une lame monstrueuse dominait la poupe sur laquelle elle se brisa en faisant éclater les rambardes. Balayant le gaillard comme un raz de marée, elle déferla en cataracte de balcon en balcon jusque sur le tillac. Les marins connaissant les latitudes australes redoutaient ces ondes de poupe géantes et inattendues qui emportaient par surprise les hommes de quart. Nossa Senhora do Monte do Carmo fut brutalement portée en avant dans une accélération qui le fit chanceler, puis se cabra violemment, le projetant à genoux dans les haubans du mât de misaine. Son crâne heurta un cap de mouton qu’il enserra désespérément de ses deux bras, la figure en sang et les mains éraflées et meurtries. Il n’eut pas le temps de perdre connaissance, submergé aussitôt par un déluge glacé qui le suffoqua.

    Quand il reprit son souffle, osa desserrer sa prise et se releva, la vague scélérate s’enfuyait sur l’avant. Les yeux écarquillés, il la suivit instinctivement et revint en titubant versla rambarde. La civadière avait été emportée et la poulaine, nettoyée de sa neige, était ruisselante. Déserte. Vide de sa douzaine d’hommes transis. Vide de Pero et de Sebastião. Il lui fallut quelques secondes pour remettre de l’ordre dans sa mémoire. Alors, il esquissa un signe de croix comme on projette quelques gouttes d’eau bénite sur un cercueil, et s’écroula sur le plat-bord en sanglotant.

Le mercredi 30 juillet, le plafond de nuages fut percé de trouées bleues, comme si son masque commençait à s’user. Ils étaient entrés la veille dans leur cinquième mois de mer. Les vagues étaient toujours aussi monstrueuses mais ils s’y étaient habitués. L’approche de l’océan Indien raffermissait les cœurs et donnait à nouveau une impatience d’arriver à leur troupe prostrée, épuisée de subir. On venait à nouveau prendre l’air et converser sur le tillac, relativement abrité du vent et des embruns par le château arrière.

    Derrière les nuages atlantiques, ils découvraient enfin le beau ciel de l’Afrique. Personne ne se souvenait avoir jamais vu de ses yeux un bleu aussi bleu, de cette nuance inqualifiable que l’on ne connaissait pas au Portugal. Des Méridionaux grincheux qui n’avaient pas compris la portée de ce bleu nouveau suggérèrent que le ciel de l’Algarve était au moins aussi beau. Ils justifiaient leur comparaison par l’argument défendable qu’elle était proche de l’Afrique. On les traita de provinciaux chauvins aux yeux mal nettoyés. Un homme bien mis et manifestement instruit avança alors que le prince Henri ayant gouverné l’Algarve, il avait

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