L'arbre de nuit
ferveur de tous. Un homme qui semblait devenu fou courait de confesseur en confesseur en hurlant des fautes excessivement vénielles. Il leur demandait à tue-tête s’il était pardonné et si l’absolution collective distribuée à Lisbonne était toujours effective. On le regardait avec commisération. Il dérangeait vraiment car l’accident avait rassemblé équipage et passagers autour des prêtres, en une communauté silencieuse. Ni le pilote-major ni les officiers n’étaient plus en cet instant les maîtres de la caraque. Était venu le temps des prêtres.
La religion reprit l’avantage devant un Agnus Dei entouré d’angelots et encadré de cierges plantés dans des chandeliers d’argent. Une fervente action de grâce remercia le ciel de n’avoir pas voulu que Nossa Senhora do Monte do Carmo soit inscrite au mémorial des naufrages de la Carreira da India. Ou du moins pas tout de suite. Pas encore.
Au crépuscule, la caraque reprit lentement de l’erre en avant. Les vivats éclatèrent sur le tillac et des gens qui ne se connaissaient pas tombèrent dans les bras les uns des autres en pleurant. Sur la dunette, maître Fernandes eut largement le temps de réciter quatre Ave Maria pendant qu’il mesurait l’allure. Elle faisait espérer franchir le cap des Aiguilles dans une dizaine de jours.
Le sergent eut à son tour son heure de gloire quand il annonça, les mains en porte-voix, que les fogões seraient rallumés à huit heures le lendemain et que l’on pourrait à nouveau manger chaud. D’autant plus que les parages étaient réputés poissonneux. Dès la fin de son ovation, la pêche commença en bousculade. Des gabiers malins négocièrent à prix d’or les lignes qu’ils avaient préparées à l’avance. Le premier poisson ramené à bord à grandes gesticulations sous les applaudissements fut mis aussitôt aux enchères selon la coutume, pour que son produit fût remis au provincial pour ses œuvres. La vente atteignit vingt fois le prix ordinaire selon la rumeur admirative qui s’enfla au cours des enchères. Le corps de l’offrande étant un merlu, endémique dans les eaux du cap, le don resta modeste mais ce poisson symbolique, quoique maigriot, était la première nourriture fraîche depuis la consommation en des temps oubliés des volailles et des derniers animaux de boucherie.
Quand Jean rentra tard de l’hôpital improvisé dans l’entrepont où il réduisait les fractures, oignait les plaies d’un baume opiacé et frictionnait les hématomes au camphre, François lui rapporta le bilan de la situation, des dispositions prises et de l’espoir de franchir les Aiguilles en fin de semaine prochaine.
— Les Aiguilles ? Je n’ai jamais entendu parler de ça. Je croyais que nous allions franchir le cap de Bonne Espérance. Sommes-nous sur le point de passer l’Afrique, oui ou non ?
Jean fut étonné d’apprendre que le Cap des Aiguilles, inconnu en dehors des cercles maritimes, était pourtant véritablement la pointe la plus australe de l’Afrique, un peu dans l’est du cap de Bonne Espérance et environ cent trente lieues plus bas que lui, par trente-quatre degrés et demi de latitude sud. Parce que les vents et les courants dans ses abords étaient instables et risquaient de porter à terre, ils passeraient comme tous les navires de la Carreira da India en se tenant au large, sans le voir, sinon les nuées d’oiseaux qui marquaient ses parages jusqu’à quatre-vingts lieues.
— C’est dommage, regretta Jean, car ce toponyme suggère un paysage tourmenté. Une montagne de pics rocheux plongeant dans la mer.
Il fut à nouveau détrompé puisque, les sciences subtiles subjuguant la géographie, la fin de l’Afrique était décidément bien surprenante. Le cap des Aiguilles était en réalité une pointe basse, peu remarquable parmi d’autres formant une large avancée au dessin confus. Les pilotes portugais avaient acquis la certitude quelques années auparavant que les aiguilles magnétiques les plus parfaites n’indiquaient pas précisément le nord. Elles tiraient plus ou moins à l’est ou à l’ouest selon l’endroit où elles se trouvaient. En mesurant cette variation en divers points de leurs routes, ils avaient constaté qu’elle était nulle dans ces parages. Les aiguilles y étaient exactes. C’est pour cela qu’ils avaient donné ce nom à la fin de l’Afrique. C’est en franchissant le méridien des Aiguilles qu’ils entreraient
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