L'arbre de nuit
forcément contemplé à Sagres le plus beau bleu de tous les bleus. Un bleu princier.Les gens du Sud l’applaudirent. L’étudiant de Coimbra lui demanda hautement de ne pas mêler le prince Henri à une discussion décousue qui ne respectait pas les principes de la dialectique universitaire.
Le jeune homme avait apparemment survécu dans l’ombre. François et Jean qui assistaient à cette agitation joyeuse sur le tillac ne se souvenaient pas l’avoir jamais revu pendant tout le voyage. Entortillé dans sa cape parce qu’elle n’était plus un signe extérieur d’intelligence mais un vêtement trop mince contre le froid, il portait toujours sa coiffure à la phrygienne. L’une et l’autre étaient devenues moins noires que ses cheveux et beaucoup plus glorieuses d’avoir été délavées par tant de souillures, de pluie et d’embruns.
Ils débattirent de la faculté fréquentée par cet étudiant orgueilleux. Les mathématiques, la cosmographie et la sphère l’auraient rapproché de François. La médecine ou l’histoire naturelle l’auraient attiré vers Jean, mais les universitaires se méfiaient tout autant de la médecine que des sciences. Son indifférence le désignait donc comme s’exerçant aux lettres anciennes, à la philosophie ou à la rhétorique. Et plutôt à cette dernière discipline tant il soignait le fond et la forme de ses rares interventions. François résuma leur analyse : les poches manifestement aussi vides que son ventre, « affamé comme un étudiant » selon le dicton populaire, l’inconnu se drapait dans son vêtement universitaire comme s’il arborait un symbole de supériorité sociale, une marque d’appartenance à un état acquis par l’étude et l’effort, très au-dessus de la naissance providentielle des nobles et de la fortune vulgaire des négociants. Au-delà de ce mépris moins provocateur que désespéré, que diable allait-il faire en Inde sans un réis ni la moindre capacité d’y exercer une activité utile ? Jean rabroua François, lui faisant remarquer qu’il n’avait lui-même aucune motivation raisonnable pour entreprendre le voyage, et que la force qui attirait irrésistiblement un Dieppois à Goa pouvait sans questionnement superflu y appeler un Portugais de son âge.
Incomparable ou pas, le ciel africain avait en tout cas rincé la mer de son ton gris sur gris et la peignait en vert profondstrié d’écume redevenue d’une blancheur oubliée. C’était encore l’hiver mais il avait des couleurs de printemps, et le navire s’ouvrait comme éclot un bourgeon. La cérémonie de la méridienne fit sortir à nouveau les passagères de marque.
La dunette était silencieuse. François remarqua que la traversée collective d’un espace de misère et de mort faisait bouillir la convivialité bruyante des passagers du tillac, tandis que le château restait morcelé en cercles qui ne se recoupaient pas. Il se demanda si cette réserve était la victoire des valeurs morales de la noblesse sur l’infortune, ou si elle était le fruit de la morgue et des préventions d’une classe sociale prétentieuse et introvertie. Ce serait un intéressant sujet de débat de leur cercle de réflexion quand le gaillard d’avant serait redevenu praticable.
L’accident survint un peu avant midi.
François venait d’extraire de sa poche en velours l’astrolabe qui fascinait d’habitude Margarida. Il aimait à imaginer – à tort – que l’intérêt qu’elle y portait était un artifice pour justifier leurs rencontres. Ce jour-là, elle était restée à l’écart, au milieu du petit groupe des femmes encoconnées de plusieurs couches de capes et de châles. Près du tableau arrière, les notables entouraient le provincial des augustiniens dans son manteau à capuchon. Le charisme de frei António Paixão était renforcé depuis la mort de dom Afonso de Noronha. Tous vêtus de noir des pieds à la tête, on eût dit une haie de buis taillés autour d’une statue de bronze patiné.
Le pilote-major palabrait avec le maître d’équipage, tout en surveillant d’un regard attentif un grain qui rattrapait la caraque, courant au ras de l’eau. Quand il passa, obscurcissant d’un coup le ciel comme une éclipse de soleil, une bourrasque de vent et de pluie souleva leur petite foule et la jeta pêle-mêle contre la rambarde. Dans une détonation de bordée d’artillerie, la grand-voile se désintégra, réduite en une seconde aux lambeaux de
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