L'arbre de nuit
exotiques, la gangrène pourrit chaque plaie et la nourriture se corrompt en quelques heures ?
— C’est une hypothèse, François.
Pyrard ne sut leur dire exactement le nombre des morts à Goa car il n’était pas parvenu à obtenir une réponse sûre à cette question. La rumeur disait que quinze à vingt malades mouraient chaque jour au Rey Nosso Senhor du fait de la carence des médecins. Frais arrivés du Portugal ignorant tout des maladies tropicales, ils repartaient trop tôt pour faire servir leur expérience. Selon lui qui avait longuement pratiqué l’hôpital, ce chiffre était surévalué. On lui avait rapportécomme digne de foi le chiffre de trois à quatre cents personnes adultes chaque année, hors maladies infantiles et attrition naturelle des vieillards. Soit un décès par jour en moyenne. À quoi il fallait ajouter les décès dans les autres hospices de Goa et les malades discrets qui choisissaient de mourir chez eux. D’un autre côté, il fallait aussi tenir compte de l’arrivée annuelle de la flotte. Elle débarquait des centaines de malades du scorbut dont beaucoup de moribonds venaient mourir à l’hôpital. Il était finalement difficile de s’y retrouver mais, l’un dans l’autre, quinze cents morts semblaient une bonne moyenne pour une année sans épidémie. En rapportant ce chiffre au petit millier de résidents portugais, la survie d’un fonctionnaire de la Casa da India relevait du miracle.
Pyrard s’allongea à nouveau à plat dos avec précaution, il s’en excusa en arrangeant son oreiller.
— Mon dos me fait encore souffrir. Les excès ajoutent la vérole aux autres maux, mais ici on l’accepte comme une gloire, d’autant plus qu’on s’en débarrasse aisément. Tu sais comment, Jean ?
— Selon le botaniste dont l’ouvrage m’éclaire, il s’agit du bois de Chine, la racine de Smilax china introduite en Inde par les commerçants chinois. Les effets curatifs de cette salsepareille sont avérés dans le traitement des tumeurs et des plaies dues au mal napolitain.
Le tintement impérieux d’une cloche suspendit leur conversation. Ce n’était pas l’heure du souper, ni celle de la visite des médecins. Le grondement des pas pressés d’un groupe de pères, d’officiers et de domestiques sembla aspirer le surintendant jusqu’au milieu de la salle où il s’arrêta. Un silence attentif étouffa aussitôt les conversations parasites des distraits et des malentendants.
— Mes frères. Dieu a rappelé à lui pendant son voyage dom João Forjaz Pereira comte da Feira, le vice-roi que dom Filipe Second nous avait destiné. Les vias portant les instructions du roi quant à sa succession viennent d’être ouvertes sous le contrôle des frères du monastère de São Francisco deAssis, en présence de notre archevêque et gouverneur, des sénateurs et des conseillers d’État.
Le surintendant prit le temps d’un regard circulaire sur la salle, pour reprendre son souffle et faire languir l’auditoire.
— Je vous informe que dom André Furtado de Mendonça, commandant la flotte des régions du sud où il porte la guerre aux Hollandais et aux Indiens rebelles, a été désigné pour exercer le gouvernement pendant l’intérim de la vice-royauté. Une galère est partie le prévenir et le ramener à Goa où dom frei Aleixo de Meneses lui transmettra ses pouvoirs temporaires de gouverneur. Nous prierons dès ce soir pour lui dans toutes les églises et chapelles de Goa.
La troupe se remit à piétiner derrière sa cloche pour porter la nouvelle de salle en salle.
— À nous d’en faire notre nouveau protecteur, lança Jean. Je lui souhaite la robuste santé nécessaire à l’accomplissement de sa charge, mais je l’espère juste assez préoccupé par une douleur indécise pour avoir besoin de moi.
Sur les indications de Pyrard, François trouva la rue du Crucifix, en plein cœur de la ville, à deux pas du palais de l’Inquisition. Lorsqu’il s’arrêta un instant à l’intersection d’une rue étroite pour déchiffrer son nom, un Cafre en livrée verte qui arrivait au carrefour se planta brusquement, les mains derrière le dos, le nez en l’air, puis fit demi-tour et détala. François se demanda s’il avait été suivi jusque-là, mais l’hypothèse lui parut invraisemblable.
C’était la rue des Amoureux. Il lui revint aussitôt en mémoire que, selon Jean, Garcia da Orta avait vécu dans cette rue jusqu’à sa mort.
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