L'arbre de nuit
Impossible décidément de se libérer du botaniste. L’adresse de Bhaskar Arunachalam était à quelques pas. Il était chirurgien. Comme le lui avait annoncé le marchand de Laval, les trois filets en coton du cordon des brahmanes apparaissaient dans l’encolure de sa manière de soutane blanche portée par-dessus le dhoti traditionnel drapé entre ses jambes. Ses cheveux sans doute aussi longs que sa barbe noire étaient ramassés dans un turban immaculé. Des pendants d’oreille achevaient de lui donner une allure exotique quienchanta François. Son épouse chinoise s’appelait Tien Houa. Un brahmane n’aurait pas abrité chez lui des Indiens des classes inférieures. Et encore moins s’ils venaient de séjourner plusieurs mois sur les eaux noires de la haute mer, frappée d’impureté par les textes sanskrits. Des voyageurs étrangers de confession chrétienne étaient assez transparents pour ne pas entrer dans la hiérarchie des interdits religieux. En tout cas, la recommandation de leur ami commun, la science annoncée des deux Français et l’affirmation de la familiarité de Jean avec le roi de France les plaçaient dans une position fréquentable. Il voulut bien les héberger au second étage, assurant gîte et nourriture pour sept pardaus et demi par mois, un bail que François accepta sans discuter, n’ayant rien retenu de la leçon d’Asha sur les monnaies.
La rencontre d’un chirurgien indien et d’un apothicaire français dans l’ombre d’un médecin botaniste portugais lui sembla une heureuse conjoncture. S’ajoutant au vert bénéfique de l’homme du carrefour, le hasard se mettait en quatre pour les accueillir à Goa.
Une interminable barbe blanche lestée d’un nœud cachait les soixante-trois ans d’Afonso d’Albuquerque derrière son obsession de s’emparer du verrou du golfe Persique. Le vice-roi avait fait vœu de ne pas la tailler avant d’avoir pris Ormuz aux Arabes. Alors qu’il venait enfin de s’en rendre maître, il était mort le 16 décembre 1515 à bord de son navire qui venait de mouiller à Goa, foudroyé par une injuste disgrâce. Mal com el-rei por amor dos homens et mal com os homens por amor de el-rei , avait-il soufflé dans ses derniers instants. À quoi bon vivre ?
Dans une extraordinaire effervescence populaire, le lion des mers d’Asie – comme le surnommait le chah de Perse – avait été débarqué dans son grand manteau noir de commandeur de l’ordre de Santiago, en cotte de mailles, avec bottes et éperons, son épée au côté. Le corps avait été déposé dans l’église de la Montagne, Nossa Senhora da Serra, l’un des trois édifices religieux bâtis sur son ordre pour élever un rempart spirituel autour de la capitale qu’il avait fondée. Depuis, le monument funéraire du vice-roi indomptable faisait l’objet d’un culte idolâtre mêlant toutes les religions, qui rendait furieux les inquisiteurs.
La jeune épousée vêtue des pieds à la tête de brocart d’argent semé de perles déposa un bouquet de fleurs de jasmin devant le tombeau d’Albuquerque fleuri comme à l’accoutumée de marguerites et constellé de lampes à huile. Cramponnée au bras de son époux, elle reprit sa marche hésitante, descendant la nef dorée de l’église de la Montagne à petits pas graves et mesurés, soucieuse de ne pas trébucher et de maîtriser ses chapins, des manières de socques ou de babouches en argent serti de pierres et de perles, montées sur des semelles de liège épaisses d’une main. Couvrant juste ses orteils nus, elles s’échappaient à chaque pas comme pour la précéder.
Margarida de Fonseca Serrão, veuve de dom Fernando, venait de devenir le samedi 23 mai à trois heures trente de l’après-midi Margarida de Fonseca Serrão, épouse de dom Alvaro. Dès ce moment, elle allait pouvoir abandonner le voile, la robe noire et le collet blanc qui faisaient ressembler les veuves à des religieuses, et porter par-dessus une chemise crêpée la robe décolletée rouge bordée d’un galon d’or des femmes de condition.
Dona Catarina de Moura, la métisse distinguée qui l’avait hébergée pendant ses courtes fiançailles, lui avait tout appris en quelques jours de la mode de Goa. Elle était aussi compliquée, inconfortable et lourde à l’extérieur qu’elle était souple et relâchée voire libertine dans l’intimité des demeures, à l’imitation des Indiennes. Les métisses qui constituaient la grande majorité
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