L'arbre de nuit
elle écartait de son éventail cette ombre fugitive voletant sur une magnificence dont ne rêvaient même pas en métropole les Portugaises des plus grandes familles faute de pouvoir l’imaginer, le cortège s’arrêta. D’un cri, les six bhoïs déchargèrent son palanquin de leur épaule et le posèrent à terre. Ses femmes accoururent, l’aidant à se lever et à reprendre pied sur ses invraisemblables chaussures.
À trois pas, la résidence de l’intendant de l’arsenal des galères, sa nouvelle demeure, faisait le coin nord-ouest du campo do Paço, juste dans l’axe de la rua Direita. Elle jouxtait le palais du vice-roi dont elle était séparée par la porte monumentale élevée par dom Francisco da Gama à la gloire de son arrière-grand-père. La cérémonie du mariage se poursuivit par une parodie de tournoi, un spectacle équestreauquel participèrent tous les jeunes hommes du cortège, virevoltant, croisant des cannes de bambou et se bombardant d’oranges. Du balcon de leur hôtel, Margarida et dom Alvaro entourés des parents et relations d’importance du marié assistèrent à ces jeux d’adresse en battant des mains et en lançant des dragées aux enfants qui couraient tout autour. Après que les cavaliers en sueur se furent restaurés de fruits et de confitures, la fête s’arrêta brusquement, la laissant pantelante et soulagée. Dona Margarida da Fonseca Serrão était chez elle.
L’ayant dévêtue à grand soin, démaquillée, peignée, baignée et parfumée, ses femmes s’étaient retirées. Dom Alvaro avait disparu, absorbé quelque part par une affaire importante qui valorisait à la fois l’officier chargé de la lui soumettre d’urgence, et l’intendant qui devait la résoudre dans l’instant.
Débarrassée de sa robe d’apparat, les cheveux dénoués, Margarida se sentait légère et belle dans sa tenue d’intérieur à l’indienne qui caressait à peine sa peau. Au cours de son apprentissage des manières de la colonie dans un milieu métis, on avait ri autour d’elle des Portugaises portant à leurs risques et périls ces mousselines transparentes comme un nuage d’air tissé, adaptées aux membres gracieux et aux petits seins fermes des femmes de sang mêlé. Puisqu’il était élégant de montrer ici ce que l’on cachait soigneusement à Evora, elle avait décidé d’obliger sa pudeur à se libérer d’un coup, comme on se jette dans une eau froide. Elle n’était pas mécontente du résultat, et se trouvait une Goanaise très acceptable. José, le maître d’hôtel, lui présenta son personnel figé dans un alignement de parade militaire. Elle s’effara de compter jusqu’à quinze cuisiniers, servantes, laquais et esclaves, non compris les palefreniers, les gardes et les bhoïs porteurs qui restaient du ressort de son mari. Elle remit à plus tard leur inventaire et les renvoya à leurs occupations d’une phrase aimable qui les détendit et fit fleurir leurs sourires.
Redevenue silencieuse, sa maison lui parut presque familière. Plus vaste que la demeure qui l’avait hébergée jusqu’alors, elle n’en différait pas essentiellement. Elle s’était accoutuméeau style indo-portugais de l’architecture et de l’ameublement goanais. Au-dessous d’elle, le rez-de-chaussée était aux domestiques, aux esclaves, aux réserves et aux chevaux. Les palanquins y étaient remisés, attendant les maîtres. Au débouché de l’escalier monumental conduisant à l’étage noble, la chapelle privée ancrait la demeure dans l’espace chrétien des Indes. Ses mules de velours noir glissaient sur la mosaïque de fragments de marbre et de céramique à travers une enfilade de salons, la salle à manger et la garde-robe. Secrétaires, vitrines et guéridons étaient en laque ou en ébène, comme les chaises longues et les sièges dont le cannage très fin, adaptation exemplaire du mobilier européen au climat goanais, était adouci par des coussins brodés de soie. Elle caressa de la paume de la main trois coffres en laque noire dont les cadenas chinois gardaient sans doute les grands mystères de l’Asie. Des panneaux d’azulejos, le sol frais en embrechados lui rappelaient le Portugal. Les vitraux translucides en losanges de nacre, une profusion de pièces de porcelaine chinoise et les longues nattes des pankas, les éventails suspendus au plafond de chaque pièce confirmaient qu’elle était ailleurs.
Les pièces de réception donnaient sur la place du
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