L'arbre de nuit
des femmes de la société goanaise avaient introduit ces vêtements d’intérieur dont la transparence et la fluidité soulignaient sans vergogne leur beauté. La jeune femme savait que la soie n’était pas de bon ton puisque les indigènes s’en entortillaient toutes, à l’exception du bajus, la jupe légère que les métropolitaines leur avaient empruntée. On préférait dans son milieu les mousselines de coton que les mainatos de la caste des blanchisseurs crêpaient avec une dextérité incomparable.
Margarida avait été initiée aux règles d’usage et de comportement à la messe, à la manière de s’installer dans un palanquin découvert ou fermé selon les circonstances, à la bonne ordonnance des cortèges de pages, de suivantes et d’esclavesqui ne la quitteraient pas un instant. Elle savait que les dames de qualité sortaient très rarement de chez elles, sinon pour rejoindre en cortège familial leurs quintas de villégiature ou pour se rendre à l’église accompagnées de leurs domestiques. Le choix était très vaste et les églises étaient, avec les couvents, les seuls monuments édifiants à Goa. De toute façon, que pouvait-on faire dans les rues sales et bruyantes parmi les Indiens canarins venus de la campagne, les curumbins, les soldats braillards, les mariniers désœuvrés et les boutiquiers voleurs ?
Elles lui semblaient pourtant bien tentantes ces rues odorantes gorgées d’émerveillements, résonantes d’une cacophonie de caravansérail. Surtout la rua Direita, la grande artère commerçante dallée qui traversait Goa depuis la Montagne jusqu’au palais de la forteresse. Dans un tissu urbain distribué entre les corporations, c’était la rue de l’artisanat précieux, des bois rares, des soieries et des tapis de Perse, des perles et des pierres fines des meilleurs bijoutiers et orfèvres arméniens, italiens et allemands. Au niveau de la Camara da Cidade , l’Hôtel de ville, elle s’élargissait en une place que l’on nommait le Leilão parce qu’on y vendait de tout aux enchères, depuis les chevaux arabes jusqu’aux esclaves africains. Il était hors de question pour elle d’y flâner, sinon à la rigueur en palanquin, protégée de la foule par un train de pages, de servantes et d’esclaves.
François fut empêché d’accéder à la place de l’encan par un attroupement qui lui barrait la route. La foule était repoussée en abord à coups de bambous et de plats d’épées par des Cafres arrogants qui se défoulaient de leur condition d’esclaves sous le couvert de la livrée de leur maître. Un cortège important allait bientôt passer, confisquant l’espace aux curieux. Il se rendait comme chaque après-midi à l’hôpital. Ce samedi, il rebroussa chemin, n’ayant pas à ce moment de raison majeure, sinon par plaisir, de descendre cette rue commerçante plutôt qu’une autre. Il dévala la pente à grandes enjambées, devançant un événement dont il percevait le concert lointain. C’est ainsiqu’il manqua de peu l’imposant cortège nuptial de chevaux, de palanquins et de piétons qui descendait d’un bout à l’autre la rua Direita dans un tumulte joyeusement discordant de trompettes, de fifres, de hautbois et de tambourins.
Allongée sur le tapis soyeux de sa litière découverte, adossée à des oreillers de brocart, Margarida vivait cette scène avec le sentiment étrange d’être à la fois actrice et spectatrice d’une représentation théâtrale. D’autant plus qu’on l’avait badigeonnée de fards qui commençaient à fondre, et que son environnement ne lui rappelait rien de connu. Parée comme une vierge en procession, elle était partagée entre la curiosité de ce nouveau monde chatoyant et bizarre où tout était à découvrir, la fierté de son installation avec une pompe de maharané, la gêne d’être offerte aux regards comme une curiosité et l’angoisse sourde d’une insondable solitude. Le presque inconnu caracolant à son côté sur un pur-sang arabe harnaché comme un cheval de cirque était donc son nouvel époux. Elle défilait entre deux haies de visages étrangers. Le nouveau cercle de ses relations, parents, clients et amis qui l’aspergeaient d’eaux de senteur et la bombardaient de fleurs, de fruits confits, de vœux et de dragées. Elle se surprit à chercher François dans la foule, tout en s’affolant à l’idée de se montrer à lui dans l’appareil ostentatoire de ses noces.
Au moment où
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