L'arbre de nuit
d’habits et d’oripeaux symbolisant à traits caricaturaux l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Ils portaient les uns des instruments de musique et d’autres des images et des devises pieuses. Une douzaine étaient déguisés et grimés en singes. On répétait un divertissement en l’honneur de l’archevêque pour la fête de la conversion de Paulo, l’une des rares occasions pour sa seigneurie de quitter son palais entourée d’un décorum royal. Les jésuites comptaient beaucoup sur ces mascarades pour distraire sainement les élèves et pour remplacer dans leurs jeunes esprits les cérémonies païennes par des spectacles édifiants.
Fendant la troupe turbulente qui se jetait dans leurs jambes, ils gagnèrent dans l’angle opposé un escalier s’enfonçant sous le bâtiment. Un long couloir obscur aboutissait à une porte fermée dont Antão avait emprunté la clé. La crypte était dépouillée, marquée du seul monogramme IHS gravé dans la pierre. Il y régnait l’odeur de santal consubstantielle à toute idée goanaise de purification et de propreté. Une colonne oblique de lumière solaire éblouissante semblable à de la matière dense tombait d’un oculus percé au ras de la voûte. Au centre, un coffre allongé en bois sombre, apparemment un cercueil, reposait sur une table de pierre. Les deux jésuites se signèrent et s’agenouillèrent, le front penché, un long moment. Jean et François restaient debout, gênés,bras croisés, respectant leur silence. Quand ils se relevèrent, ils ôtèrent le couvercle du cercueil qui était seulement posé, et Antão alla l’appuyer contre le mur. Le coffre était capitonné de soie blanche. Un drap de brocart également blanc recouvrait ce qui devait être un corps. Les tissus précieux étaient maculés de taches d’humidité. Avec d’infinies précautions, Antão en souleva l’extrémité et la replia. Un visage de cire sombre apparut. Il leur fit signe d’approcher et chuchota :
— Francisco Jassu de Azpilcueta y Xavier.
Jean et François se signèrent d’un geste réflexe, la gorge nouée et firent un pas sans oser approcher plus du corps dans ses habits sacerdotaux altérés par le temps. Leurs yeux étaient fixés sur le visage impassible. Ils savaient qu’il était conservé parfaitement depuis sa mort il y avait un demi-siècle dans la concession de l’île de Sangchuan au large de Canton. Le corps de Xavier avait été transporté de Chine dans l’église Nossa Senhora de Anunciada sur la colline de la forteresse de Malacca, enterré dans la chaux, extrait de son cercueil comme c’était là-bas la coutume, enfoui à nouveau à même la terre tassée à coups de pieds. On l’avait à nouveau déterré, malmené, trimballé à Colombo puis à Cochin. Il était arrivé à Goa dans une liesse populaire qui avait duré trois jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, son corps était resté sans le moindre signe de corruption, rose et souple, exhalant une odeur de musc selon les uns, de myrrhe selon d’autres. Il restait étonnamment intact, sans onguent ni huile, ni aucune autre matière utilisée pour les embaumements. Le chef charismatique de la mission d’Asie semblait endormi en odeur suave, comme s’il allait se relever pour dénoncer encore les abus et fustiger les débauchés, invectiver le roi pour sa mollesse et administrer le baptême à tours de bras. François eut un vertige, se signa nerveusement et sortit.
Quand ils vinrent le rejoindre quelque temps plus tard, Jean, lui aussi, était pâle.
— Vous le gardez ainsi hors de vue des fidèles ?
— Oui. Nous le conservons presque en secret tant nous craignons des débordements incontrôlables, surtout le 3 décembre, jour anniversaire de sa mort. Il fait l’objet d’une dévotion furieuse. Le cercueil a été transféré ici depuis l’achèvement de la maison professe. Nous placerons Francisco Xavier en majesté au Bom Jesus dès que la canonisation aura été prononcée par le pape. Cela viendra très vite.
François fit un crochet par le Terreiro dos Galos pour dire bonjour à Asha. Il avait eu jusque-là de longues journées oisives et il allait chercher ce vendredi sur les deux heures son sauf-conduit pour se rendre à bord de Nossa Senhora do Monte do Carmo. Depuis qu’ils avaient fait connaissance, il passait voir la jeune Indienne presque chaque matin en voisin, pour bavarder de la ville autour d’un bol de légumes ou de poissons minuscules
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