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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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déguisement enfantin dessiné au bouchon s’efforçait de donner une allure martiale à un visage de poète.

    Après l’avoir dévisagé d’un œil hautain, l’officier cueillit d’une main nonchalante l’attestation que François lui tendait. Il l’avait présentée d’un geste vif, accompagné de l’affirmation que l’importance de sa mission dépassait le besoin d’en connaître d’un simple subalterne. Il n’eut pas à forcer la voix car Luis d’Albuquerque bondit sur ses pieds et foudroya les soldats d’un discours ravageur. Il y était question de la mutation salutaire à Mozambique des imbéciles incapables de distinguer les affaires du niveau d’un caporal de celles de la compétence d’un officier faisant fonction de commandant temporaire d’une caraque des Indes. Pourquoi ne l’avaient-ils pasimmédiatement informé de cet ordre signé de l’intendant de la Ribeira Grande au lieu de prendre des initiatives imbéciles ? Rendre compte aussitôt. Ce n’était pas compliqué ! Même pour des demeurés du Tras-Os-Montes. Rendre compte !

    Le sobresaliente à l’homonymie si prestigieuse s’excusa de l’incident, se lamentant que la Carreira da India fût contrainte de faire au mieux avec les paysans analphabètes qu’on lui envoyait. Les bouts des doigts de la main droite posés sur sa tempe, il évoqua les lourdes responsabilités qui étaient les siennes. Sa crainte permanente de devoir faire face à des incidents graves avec sa poignée de soldats et de matelots de rebut. Sa hantise du feu, de la tenue du mouillage surtout, alors que la mousson et ses énormes nuages attiraient les grands vents d’ouest vers Goa qu’ils n’allaient pas tarder à atteindre. François faillit lui expliquer que c’étaient les vents qui poussaient les nuages et non l’inverse mais il acquiesça d’un air entendu.
    Sa proposition de se rendre lui-même chercher l’aiguille de mer soulagea visiblement le lieutenant qui ignorait manifestement – et très légitimement – de quoi il s’agissait et où cet objet de première importance pouvait bien se trouver à bord de l’énorme navire dont il avait la garde. Il laissa avec courtoisie son visiteur libre de faire son devoir pour le service du Portugal, puisqu’il connaissait si bien le bateau. Lui-même était très occupé à rédiger un rapport sur les conditions déplorables dans lesquelles il assumait son commandement.

    Les compas de mer étaient toujours rangés dans l’habitacle de la timonerie et François fut soulagé de les trouver à leur place et en bon état, dans l’abandon qui désolait la caraque. Le compas étalon calé bien horizontalement sous le bras, il s’attarda sur le tillac. Une remontée de tristesse vint lui mouiller les yeux quand il réalisa qu’il quitterait la caraque dans quelques minutes pour ne jamais y revenir. Il s’était attaché à ce monstre pataud et despotique, à la fois belle et bête qui, bon gré mal gré, les avait conduits sains et saufs en Inde. Il comprit pourquoi Sebastião de Carvalho, le chantreborgne de Camões, avait trouvé sa vérité en errant obstinément sur la mer jusqu’à la mort tragique dont il avait assumé la probabilité croissante comme une paisible fatalité. Accomplissant un pèlerinage en quelque sorte, François était partagé à cet instant entre les souvenirs à retrouver et une curiosité à satisfaire. Bien qu’il n’eût jamais approché l’appartement des femmes au cours de la traversée, il l’avait imaginé par bribes au fil de ses entretiens avec ses passagères.

    Il le trouva sans peine, à l’étage, au fond de la coursive bâbord et il identifia aussitôt les six lits de sangles superposés qu’elles lui avaient décrits, la table suspendue par des courroies de cuir et le lanterneau au plafond. Il posa la précieuse boîte qui ankylosait son bras gauche sur le plateau et s’assit sur l’un des deux bancs, les mains posées à plat sur les cuisses. Il était un peu gêné d’être entré dans cette pièce interdite, et déçu de ne pas respirer quelques traces légères du parfum de Margarida. Trois semaines après le mouillage, le réduit sentait franchement mauvais, comme tout le reste de la caraque. En attendant les girofles, une poche d’odeur de misère stagnait encore dans la cale et infestait les entreponts. Il s’étonna que six femmes délicates sans expérience de la mer aient vécu aussi longtemps recluses dans ce trou à rat

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