L'arbre de nuit
forces de notre persuasion, nous ne parvenons pas à dissuader les femmes, vêtues d’un sari de mariée rouge et or, de s’asseoir en position du lotus sur le brasier qui va consumer le corps de leur époux.
— Peux-tu me répéter cela ? souffla François, les yeux écarquillés.
— Les Indiennes suivent leur époux dans la mort dans un charivari de chants et de trompes. On dit que la règle aurait été instituée à l’origine pour dissuader les femmes d’empoisonner leur mari. Et puis, ce serait devenu une coutume de bon usage.
— Une coutume de bon usage !
— Beaucoup d’entre elles s’affolent mais n’osent pas braver l’opprobre qui les ferait mépriser jusqu’à leur mort. Elles s’empoisonnent avant qu’on les brûle.
— Les parents, les proches encouragent ce geste fou ?
— Quelques familles raisonnables projettent sur la veuve de l’eau teintée d’indigo. La moindre tache de cette couleur rend impur. Deux gouttes d’indigo les sauvent.
— Quelle horreur !
Étienne reprit aussitôt la parole :
— Il me revient à l’esprit un exemple édifiant. Quelque temps après mon arrivée à Goa, je discutais du bienfait de l’interdiction de cette barbarie avec un de mes meilleurs catéchumènes, intelligent et vif, qui m’aidait à instruire ses frères. Il était apparemment tout à fait convaincu de l’horreur de ce suicide. Après m’avoir renouvelé, ses iris vrillés dans les miens, l’assurance de son rejet tétanique d’une coutume aussi épouvantable, il m’a appris d’une paupière navrée que le corps d’une femme est assez huileux pour activer la carbonisation rapide de cinq ou six corps d’hommes.
Un silence consterné les écrasa pendant quelques secondes. Antão se jucha sur la balustrade où François vint le rejoindre.Jean allait de droite et de gauche, les mains croisées derrière son dos.
Le frère Étienne s’adossa à l’arcade.
— Albuquerque interdisait seulement l’exercice des cultes hindous idolâtres. Sous la pression du clergé, est venue, vingt ans plus tard, l’interdiction d’ériger des idoles et de construire des temples. Et puis nous en avons rasé une année plus de deux cents. Nous avons réduit les droits publics des gentils. En particulier de la caste des brahmanes qui nous restent hostiles. Nous convertissons surtout le petit peuple. Francisco Xavier déjà était profondément déçu de son bilan.
Jean arrêta sa marche et se planta devant le jésuite.
— François Xavier leur a dit comme ça : « Ne sacralisez pas les animaux ! Abandonnez vos superstitions ! N’écoutez pas les brahmanes ! » Et ça n’a pas marché ? « Instruisez-vous dans la foi chrétienne ! » Conviens que l’ambition de détrôner d’emblée les prêtres indiens était naïve.
— Sans doute. L’un des obstacles est que la culture des Indiens est fondamentalement idolâtre. Nos processions, les chants, les flots d’encens, les cavalcades et les spectacles organisés par les prêtres n’ont pas la force des cérémonies païennes des temples indiens. Une dramaturgie visuelle, sonore, olfactive !
Le frère Étienne laissa voleter un silence.
— On a de temps à autre coupé les oreilles des moutons et les crêtes des coqs dans les villages pour les rendre impropres aux sacrifices, puisque les hindous immolent à leurs dieux des animaux sans défaut ni tache.
— Fichtre. Écrêter les coqs ! Jusqu’où va se nicher votre message biblique ?
— Il faut faire flèche de tout bois.
— Ad Majorem … Les Indiens, que l’on dit naturellement brutaux et fanatiques, se sont-ils jamais révoltés contre l’interdiction de leurs cultes et surtout la destruction de leurs temples ?
— Les farangi, les Francs, étaient détestés mais craints. Cinq jésuites ont été massacrés à Cuncolim dans la provincede Salsète. Ce fut la conséquence directe d’un coup de main militaire maladroitement commandé qui avait inutilement brûlé des temples et des villages.
Le jésuite ajouta en fermant les yeux et en levant l’index droit :
— Et malencontreusement blessé une vache sacrée qui n’a pas survécu.
Après avoir consulté Étienne à voix basse, Antão leur demanda de les suivre et les entraîna derrière lui. Ils traversèrent le cloître qui venait de se remplir d’une troupe affairée d’enfants encadrés par des pères aussi agités qu’eux. Quelques-uns des adolescents étaient vêtus
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