L'arbre de nuit
encore. Il était donc dans les parages de la Nouvelle-Guinée, en bordure du Pacifique. Et Goa était sur la route de la flotte partie d’Eilat.
Le provincial écoutait accoudé, la tempe appuyée sur ses doigts.
— Tu dis avoir de bonnes raisons de penser que tu es revenu de ce pays par le côté espagnol ?
— J’affirme que j’ai découvert la terre du roi Salomon là où je la cherchais. J’ai touché ce continent mystérieux pour lequel Alvaro Mendaña est mort.
Un auditoire attentif se pressait autour de la table. Les sièges étant venus à manquer, on avait apporté des bancs au fur et à mesure que les jésuites affluaient.
— Tu honores notre maison professe, Pedro Fernándes. Nos frères apprendront beaucoup de géographie grâce au récit de ton expérience édifiante mais je comprends surtout qu’ils en tireront un très grand profit spirituel. Raconte-nous ta quête de la terre du roi Salomon.
Queirós avait tourné la tête vers les fenêtres, et l’on sentait que son regard glissait sur les toits de Goa plantés de clochers et allait se perdre au-delà, sur les horizons mythiques d’où il revenait.
— Il y a une quarantaine d’années, le vice-roi du Pérou décida d’envoyer une flotte à la recherche de la terre annoncée par la culture inca. Il en confia le commandement à son neveu Alvaro Mendaña.
Le pilote parlait d’une voix sourde. Il raconta comment la flotte partie de Callao de Lima en 1567 avait traversé le grand vide de l’océan Pacifique. En quête fébrile d’eau douce, les équipages affamés étaient au bord de la mutinerie quand ils avaient touché un archipel peuplé de naturels belliqueux à la peau noire. Ils l’avaient baptisé les îles du Ponant, et ils avaient donné à la plus grande le nom de la ville natale de l’un d’entre eux : Guadalcanal. Ils s’y étaient installés et ils avaient caréné leurs navires avant de rentrer par le nord du Pacifique, là où soufflent les vents d’ouest poussant vers la Californie. Leur voyage avait duré vingt-deux mois.
— À son retour, Mendaña a vainement tenté de convaincre le vice-roi du Pérou de peupler les îles qu’il avait découvertes.
— Les îles du Ponant. C’était, disons... flou.
— Trop vague en effet, mon révérend père. C’est pour ça qu’il les rebaptisa îles Salomon. Pour les valoriser en quelque sorte. Il s’est battu pendant près de trente ans pour être autorisé à repartir y fonder une colonie.
— Et pour quelle raison le vice-roi a-t-il brusquement pris intérêt à sa découverte ?
— L’irruption de Francis Drake dans le Pacifique. Elle a rendu opportune l’implantation d’un établissement catholique espagnol aux îles Salomon. Alors, Mendaña a reçu l’ordre d’aller peupler son archipel dans les plus brefs délais.
— C’est là que tu as rencontré Mendaña ?
— J’étais son pilote.
Le provincial apprécia d’une inclinaison de la tête.
— Il avait un peu plus de cinquante ans. J’en avais tout juste trente. Nous avons appareillé de Callao le dimanche 9 avril 1595.
— 1595 ! On venait cette année-là de décider la construction de notre basilique du Bom Jesus. Ton histoire et la nôtre se rejoignent dans un passé très proche. Mais poursuis je t’en prie.
Pedro Fernándes de Queirós qui se tenait là devant eux était-il le dernier des aventuriers désintéressés et généreux attardé dans un monde devenu mercantile ? On se passa à la ronde des gobelets d’eau. Tous, se rafraîchissant, eurent à cet instant le souvenir de leurs propres souffrances lors de leur traversée vers Goa, ravivées par un récit dont ils vivaient sans peine les affres pour les avoir subies.
— Nous étions quelque sept cents marins, soldats et colons hommes et femmes. Mendaña et moi étions à bord du San Jerónimo , le galion amiral. La flottille rassemblait trois nefs autour de nous. Notre capitaine général était transcendé par une fièvre inspirée. Je dois l’intelligence de ma vie à son charisme, à son courage et à son abnégation. Faisant route à l’ouest un peu au-dessous de l’équateur, nous avons découvert et nommé les îles Marquises en l’honneur de l’épouse du vice-roi du Pérou, la marquise de Mendoza.
Le narrateur s’interrompit pour laisser une cloche appeler à la prière de None au-dessus de leurs têtes, reprises en canon lointain par les couvents. L’assistance se recueillit dans le
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