L'arbre de nuit
achevait de le terroriser. Placé face aux fenêtres grand ouvertes, il distinguait mal le pilote, de profil à contre-jour et cette silhouette opaque le décontenançait.
— Maître Pedro Fernándes, si la terre que nous imaginons et que nous nommons la Grande Jave à Dieppe est bien celle que tu as découverte, il est probable qu’elle est en effet aisément accessible par ici. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai entrepris ce voyage à Goa, au plus près d’elle.
Queirós hochait la tête dans une manière d’approbation en regardant intensément François qui, enhardi par le silence respectueux de l’assistance, se sentait très détendu. Il était brusquement envahi d’enthousiasme. Grâce à cette rencontre miraculeuse le cauchemar était conjuré. Il s’enquérait enfin de la Terre Australe auprès de l’homme peut-être le plus capable d’en discourir. Il garda la parole, au nom de Guillaume.
— À dire vrai, mon maître Guillaume Levasseur te demanderait même pourquoi tu as choisi naguère la difficulté de la chercher à travers l’immense océan Pacifique au lieu de l’approcher directement par le détroit de Malacca.
Le pilote se tourna vers le provincial.
— La tradition inca affirme qu’une terre immense gît à six cents lieues dans l’ouest du Pérou. Nous avions en tête à l’époque l’extension de l’empire des Rois Catholiques dans la continuité des Indes occidentales. Dans l’hémisphère que leur a accordé le traité de Tordesillas à l’ouest de la démarcation. Pardonnez-moi, mon révérend père, je suis moi-même un marin du Pacifique élevé dans la culture espagnole des découvertes.
— Servir le roi d’Espagne n’est plus une erreur pour un Portugais depuis près de trente ans, mon fils. Je vous écoute tous les deux et vous semblez fort bien vous accorder sur la route à suivre. Sur quoi fondez-vous votre assurance alors que l’existence même de cette terre jamais vue est mise en doute ?
— Mon ami français confirmera mes dires j’en suis certain. Il nous apporte l’éclairage impartial des cosmographes étrangers sur ce continent qui se dérobe aux regards.
François pensa fortement à Guillaume et s’en remit à lui pour ne rien oublier. Il expliqua que la Terre Australe avait été imaginée par les géographes grecs. Pour eux, l’équilibre de la Terre nécessitait qu’une masse continentale dans l’hémisphère sud contrebalançât le poids de l’Europe et de l’Asie. Auxquelles s’ajoutait la Libye car ils ignoraient que l’Afrique était si grande. Le monde connu avait bien changé depuis les Grecs mais les maîtres n’avaient aucun doute là-dessus. Ils avaient la certitude à Dieppe qu’une terre immense qu’ils nommaient la Grande Jave existait bien derrière les îles Moluques, dans le prolongement de Ceylan, Java mineure, Sumatra et la Nouvelle Guinée. À moins que la Nouvelle Guinée n’en soit une partie, ce qui était possible puisque personne n’en avait encore fait le tour.
— Bravo, François ! – Le pilote se leva. – La Bible nous annonce cette terre inconnue. Là a été extrait l’or des ornements du temple de Jérusalem.
Il tendit ses deux mains ouvertes vers le provincial pour le prendre à témoin de l’évidence biblique. François se souvint aussitôt de leur première rencontre avec Antão. Il ouvrait labouche pour annoncer le pays d’Ophir quand le provincial le devança.
— Le livre des Rois affirme en effet que Salomon arma une flotte à Eilat, sur laquelle embarquèrent ses gens et des marins expérimentés. Ils allèrent au pays d’Ophir.
— Oui, mon révérend père. Et ils l’ont trouvé puisqu’ils en sont revenus chargés de plus de quatre cents talents d’or. Vingt mille livres !
— Ce qui n’implique pas qu’Ophir soit la Terre Australe, ou la Grande Jave, c’est bien comme ça que tu la nommes, toi ?
François acquiesça. Il était aux anges. Exactement le raisonnement qu’ils avaient tenu avec Antão et Jean. Il lui fit un clin d’œil de connivence. Jean lui serra la main affectueusement. Queirós poursuivait son raisonnement. On n’avait pas trouvé ces mines d’or en Arabie heureuse ni sur le littoral de la mer Rouge comme l’avaient cru d’abord les exégètes. Elles n’étaient pas non plus dans l’océan Indien que les navires portugais pratiquaient intensément sans les avoir rencontrées. Le pays d’Ophir était plus loin
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