L'arbre de nuit
souffle mystique de l’épopée lusitanienne.
Le provincial fit signe à Queirós de reprendre.
— Équipages et passagers étaient exaspérés par les restrictions de vivres et d’eau. Le huitième de septembre, un vendredi, nous étions depuis deux jours en vue d’un archipel quand nous avons rangé de très près un volcan en éruption environné de vapeurs et de fumée. On ne se voyait plus l’un l’autre dans une odeur de soufre qui nous arrachait les poumons. La nef Santa Ysabel a disparu au cours de la nuit sans laisser aucune trace. Nous avons baptisé Sainte Croix l’île dont le volcan semblait garder l’accès comme un dragon furieux, et nous sommes entrés dans une baie profonde. C’était la caldeira envahie par la mer d’un autre volcan effondré il y a bien longtemps. Une cinquantaine de pirogues vinrent vers nousdans un profond silence coupé seulement par des chants d’oiseaux. Les naturels avaient la peau noire. Leurs cheveux étaient teints de différentes couleurs, les uns blancs, ou rouges ou jaunes. Certains avaient la moitié du crâne tondu. Ils portaient des parures ornées de dents de requins, de nacre et de coquillages. Ils nous lancèrent une volée de flèches et nous répondîmes par quelques coups de mousquets qui en tuèrent un et les éloignèrent dans un grand envol d’oiseaux levés de toutes parts.
Queirós racontait comme une odyssée romanesque ou comme une chronique historique du siècle passé une expérience remontant à moins de quinze ans. Son témoignage écrasait l’assistance du poids de l’aventure vécue. Aucun d’entre eux n’avait jamais appris la découverte d’une île inconnue de la bouche de son inventeur. Il leur révélait brusquement que l’ambition des découvertes n’était pas éteinte, que les contours du monde restaient flous.
François pensa au bonheur qu’aurait éprouvé Guillaume Levasseur à être là dans leur petit cercle. Il reconnut à ce moment derrière plusieurs rangs de frères le profil du pilote de la caraque qu’il n’avait pas revu depuis son débarquement. Maître Fernandes était arrivé sans qu’il le vît entrer, accouru lui aussi à la maison professe où l’on rêvait encore de terres neuves. François se sentit fort et un peu vaniteux de partager avec Fernandes et Queirós une connivence d’initiés.
Le pilote décrivait les Espagnols malades, épuisés de faim et de soif, à bout de nerf, découvrant la baie verdoyante de tous leurs yeux émerveillés. La luxuriance de la nature alentour leur avait fait augurer des récoltes abondantes et des voisins sociables après leur démonstration réciproque de force.
— Avec gratitude, nous avons nommé la baie Graciosa.
Dans les fumées des encensoirs, en chantant des cantiques, ils avaient planté une grande croix dans le sol et commencé à ériger autour d’elle les habitations de la colonie nouvelle. Ils avaient choisi pour cela un terrain ombragé de palmes,admirablement situé le long du rivage entre une vasque naturelle d’un bleu limpide et un cours d’eau vivace.
— Nous ignorions que leurs frondaisons fleuries servaient de repaire à tout un peuple de moustiques.
La communauté chrétienne s’était débattue pour survivre, minée par la malaria et harcelée par les Mélanésiens. Leur refusant toute nourriture, les naturels avaient décidé de les laisser mourir de faim.
— L’ambiance était abominable depuis le départ la flotte. Doña Ysabel, la femme exécrable de notre malheureux capitaine général, contribuait à entretenir ainsi que ses frères un climat délétère à bord de notre navire.
Dans leur camp retranché, des disputes assassines entre clans alimentaient une insubordination générale, achevant de les déchirer.
— Le 17 octobre, nous avons enterré provisoirement Alvaro Mendaña. Le capitaine du navire amiral Lorenzo Baretto est mort peu après. Je suis devenu le chef d’une communauté hagarde rendue incontrôlable par les manigances de doña Ysabel et de ses frères.
Un courant d’air héroïque avait chassé de la salle la moiteur engourdie de Goa. La dimension de l’entreprise faisait renaître autour de lui la fierté des conquêtes lusitaniennes, l’élan de Dias, de Cabral et de Vasco de Gama, l’esprit de Camões.
— J’ai abandonné Sainte Croix aux forces du mal et j’ai dirigé les débris de notre expédition moribonde vers l’archipel espagnol des Philippines, ramenant la dépouille
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