L'arbre de nuit
Leurs cendres seraient jetées au fleuve pour se dissoudre dans la mer jusqu’à n’être plus identifiables le jour du jugement dernier.
Le tambour roulait très loin maintenant, comme un orage s’éloignant. Il était bien passé une centaine de condamnés. Après un court intervalle se présentèrent une vingtaine de pécheresses, rangées elles aussi par gravité croissante des fautes. La troupe mal ordonnée de ces femmes hagardes était pitoyable. Contrairement aux hommes qui faisaient des efforts inutiles pour bien se comporter, elles marchaient maladroitement, comme elles pouvaient, affolées des regards de la foule. Autour des trois Français, la tension était devenue sensible, même si la plupart des spectateurs agenouillés restaient étrangement impassibles, comme tétanisés par l’étalage implacable et si proche de la justice du Saint-Office.
La dernière des condamnées peinait sous le poids des chaînes de son immolation. Un brouhaha naquit sur leur gauche autour d’un homme à peine plus âgé qu’eux. On le retenait aux basques et aux épaules et une main impérieuse s’était plaquée sur sa bouche. Il sanglotait, la figure dans ses mains qu’il avait dégagées avec violence des entraves dont on l’accablait. La nouvelle se répandit que c’était sa femme qui passait devant eux. Elle allait être brûlée vive, convaincue de pratiques sabbatiques. L’homme demandait frénétiquement à la ronde ce que signifiait « sabbatique ». Une voix lui répondit que c’était l’un des plus terribles mots juifs. Il ne comprenait pas ce mot ni pourquoi on était venu arrêter sa femme puisqu’elle n’était pas juive. Ses voisins se taisaient. Moins par peur que parce qu’ils avaient honte de ne pas savoir euxnon plus de quoi il s’agissait, sinon que c’était infiniment grave. Beaucoup se signaient frénétiquement en marmonnant des prières silencieuses.
Le groupe de femmes s’éloigna et un flottement agita l’assistance qui demandait à la ronde si la procession était terminée. On vit alors arriver trois charretons traînés par des mules couvertes de caparaçons peints de flammes à la manière du san-benito.
— Quoi encore ?
— Il faut aussi punir les livres hérétiques et jeter l’opprobre sur les condamnés assez insolents pour être morts avant l’exécution de la sentence voire avant leur arrestation. Leurs restes sont rassemblés dans des caisses pour être brûlés selon la règle.
— Ils sont fous à lier !
La dépouille de Garcia da Orta, botaniste de génie, philosophe, humaniste fervent, ami de Luis de Camões avait fini comme cela, jetée dans une charrette d’infamie. Médecin personnel et familier de Martim Afonso da Sousa, capitaine-major des mers de l’Inde puis gouverneur des Indes, le botaniste avait été accusé d’être retourné au judaïsme après sa conversion. Son corps avait été exhumé douze ans après sa mort et brûlé au cours d’un autodafé.
La foule se relevait en s’époussetant les genoux pour suivre de loin le cortège. Ils se mêlèrent un temps au courant pour ne pas se faire remarquer et s’en échappèrent à la Miséricorde. Tout Goa ou presque allait se masser sur le campo de São Lázaro. L’autodafé s’y tiendrait jusqu’au soir, avec sermon menaçant et l’interminable lecture édifiante des pièces de tous les procès. On allumerait à la nuit les bûchers des exécutions. La journée finirait en majesté dans une odeur de cochon grillé, dans le crépitement des étincelles portant vers le ciel l’hommage du Saint-Office.
Le lendemain matin, Talika vint avertir François que la senhora da Fonseca Serrão l’attendrait vers les deux heures.
Au milieu du jour, la route des hortas n’était plus qu’un chemin poussiéreux écrasé de soleil. Il rattrapait le peuple interminable des canarins. Les paysans hindous rentraient chez eux chargés d’empilements de paniers vides après les marchés du matin. Cette foule aux pieds nus allait sans bruit et les chiens faisaient la sieste. La nature s’était tue. Le paysage vibrait sous la chaleur et dans ce grand silence on entendait bourdonner la lumière et vrombir des insectes passant en petits traits sonores.
François pensa reconnaître le chemin empierré mais il se heurta à une terrasse inhospitalière de latérite rouge qui le toisait du haut d’une rambarde à balustres. Le chemin la longeait sur la droite. Il le laissa aller et revint
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