L'arbre de nuit
l’inscription Misericordia et Justicia .
Vingt rangées d’enfants de chœur en aubes de dentelle défilèrent devant eux, portés par le socle rouge de leurs robes affleurant le sol comme s’ils étaient montés sur un char de carnaval. Tenant des cierges et les navettes à encens, ils chantonnaient un cantique. Ils précédaient dix prêtres en chasubles brodées d’or à refus, balançant en cadence des encensoirs. Les effluves montant vers le ciel semblaient aspirer derrière eux les condamnés bien alignés.
Les premiers pécheurs véniels passèrent tête courbée et pieds nus, dans un ample vêtement noir rayé de bandes blanches tombant jusqu’à leurs chevilles. Leur chandelle allumée confirmait leur sauvetage, leur appartenance à la communauté chrétienne. Chacun était flanqué sur sa gauche d’un homme à l’air très grave. Les murmures de leurs voisins réconciliés leur expliquèrent que ces parrains appartenaient à la clientèle des inquisiteurs. Elle était constituée de chrétiens anciens et irréprochables, reconnus pour leur piété et leur générosité financière. Ces familiers du Saint-Office collaboraient bénévolement à l’exercice de la justice inquisitoriale. On ne les aimait pas beaucoup mais leur exemption d’impôts et de droits leur valait une certaine considération. Quelques jours avant la cérémonie, ces dévots distingués avaient reçu un bâton d’un envoyé du Saint-Office. Ils tenaient avec componction cet insigne de leur fonction solennelle au cours de l’autodafé.
Les fautes s’alourdissaient tout au long du cortège. Après le carré des nouveaux chrétiens ramenés sur le bon chemin, les pécheurs pardonnés, arriva la forêt ambulante des condamnés coiffés de la carocha, le chapeau pointu analogue en pluscourt à celui qui dressait vers le ciel les cagoules des pénitents de la Semaine Sainte à Séville. L’escouade de la honte portait le san-benito, l’habit de pénitence, une courte chasuble en toile jaune peinte devant et derrière d’une croix rouge de Saint André.
À l’avant-garde marchaient ceux qui, méritant la mort, avaient négocié leur pardon in extremis par la franchise de leur confession, la douleur de leur repentir et la profondeur de leurs remords. Ils n’avaient pas imploré en vain l’indulgence de l’Église puisque leurs peines avaient été commuées en coups de fouet, en prison ou en travaux forcés. Les plus coupables iraient aux galères. Chaque jour de leur vie, tous rendraient grâce au ciel et aux inquisiteurs de leur réhabilitation, comptant pour peu, au regard de cette mansuétude, l’obligation de porter leur habit de honte leur vie durant. Encore leur survivrait-il, suspendu sous la nef de São Domingos jusqu’à ce qu’il tombe en poussière d’infamie. François se retourna à demi vers leur informateur inquiet.
— Pourquoi ces flammes peintes à l’envers au lieu de la croix ?
— Ces trois hommes méritaient le bûcher quand ils ont obtenu leur pardon. Tais-toi, de grâce ! Voilà maintenant les condamnés à mort. Nous sommes partout sous le regard des inquisiteurs. Tais-toi te dis-je, ou je t’étrangle !
Les chasubles de pénitence des victimes qui marchaient devant eux étaient grises et zébrées des flammes de l’enfer. Leurs effigies approximatives étaient peintes au milieu avec leur nom, leur ville de naissance ou pays d’origine et la liste de leurs péchés. Tout cela serait récapitulé longuement tout à l’heure car nul ne devait ignorer pourquoi ils seraient ce soir remis au bras séculier pour exécuter les sentences. Des démons ajoutés au décor désignaient aux chrétiens les sommets de l’hérésie.
Ceux qui marchaient vers le bûcher de leur exécution étaient précédés chacun par un crucifix qui leur tournait le dos puisqu’ils étaient rejetés par l’Église. Les yeux fous, ces damnés en devenir agrippaient leur cierge comme s’ils espéraient duciel un miraculeux signe de grâce. Ils interpellaient absurdement Dieu, n’ayant pas compris qu’il avait imprudemment confié à son Église le soin d’interpréter son infinie bonté. À leur côté un confesseur se tiendrait prêt, le moment venu, à les préparer à la mort quand ils seraient hissés sur le bûcher pour y être étranglés charitablement avant d’être incinérés post-mortem. Les plus obstinés des renégats, saisis au corps et au cou par des chaînes, seraient brûlés vifs.
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