L'arbre de nuit
son passé sous sa modernité impérieuse. Forts de leurs relations, ils y avaient l’un et l’autre leur place. Au fil des jours, ils avaient compris que leur débat était de pure forme. Ils étaient déjà en route.
La méthode d’imprégnation de portugais portait des fruits encore verts. François faisait lentement des progrès qu’il vérifiait de temps à autres auprès de Rafaela lors d’entretiens de contrôle sur les plages bordant le Tage quand perçait leprintemps. Et puis l’arrivée annoncée des beaux jours fut contredite par le retour d’un temps atlantique exécrable. La serra de Sintra semblait définitivement perdue dans les nuages. Leurs écharpes ressuscitaient les oriflammes au sommet des tours ruinées du vieux château des Maures et faisaient fumer les cheminées démesurées du palais d’été dont Manuel I er avait fait une nouvelle Alhambra. Leurs lambeaux s’accrochaient aux ferronneries des quintas désertées. Les villas de la saison caniculaire étaient abandonnées derrière leurs volets clos à la froidure, à l’humidité, aux mousses et aux scolopendres. Sintra était sombre et trempée, sous ses frondaisons centenaires portées par des branches torturées laquées de noir par la pluie comme des dragons chinois. Les vents d’ouest rageurs sautaient par-dessus la serra et fondaient sur Lisbonne. Des grains drus transformaient alors les ruelles pentues d’Alfama en ruisseaux boueux de montagne qui maculaient le Tage de traînées ocre, et balayaient la mer de Paille jusqu’à cacher la rive de Cacilhas.
La saison favorable au voyage de la flotte tirait à sa fin car dans quinze jours au plus elle perdrait tout espoir de s’accrocher à la mousson d’été dans le canal de Mozambique. On s’en préoccupait au palais royal, on se rongeait les poings à la maison de l’Inde, on s’énervait à bord des navires en attente et l’on priait à la cathédrale.
Le vent tomba enfin, puis consentit à s’établir de l’est, portant au large. Sous le ciel débarrassé de ses nuées et redevenu bleu, Lisbonne se mit d’un coup à frémir quand la nouvelle se répandit en volant le long des trottoirs depuis la Baixa jusqu’au Bairro Alto que le Leste soufflait sur le Tage. L’appareillage de la flotte fut immédiatement fixé au surlendemain samedi 29 mars à la marée descendante du soir. Le risque était maintenant si grand de manquer la mousson que, par crainte d’une nouvelle foucade du vent, on renonça au jour de plus qui aurait placé l’appareillage de l’armada sous le signe de Pâques. Elle n’avait plus un seul jour à perdre. Même celui du Christ ressuscité. La ville se divisa à s’en invectiver sur ce choix laïc qui embarrassait les prêtres.
La capitale était à longueur d’année une vaste manufacture préparant l’armement prioritaire des armadas. Charpentiers, menuisiers, forgerons et ferronniers, fondeurs, calfats, cordiers, voiliers mouillaient leurs chemises à entretenir, réparer, caréner, armer les naus, caraques, galions, flûtes de charge, caravelles et galères, tous ces navires qu’il fallait tenir prêts à contribuer, selon leur rang et leur vocation, à l’entreprise portugaise. Prêts à maintenir coûte que coûte sa plus noble composante : la Carreira da India , la ligne de l’Inde. Il fallait continûment construire de nouveaux navires car la fortune de mer et la fatigue des carènes dans les mers australes décimaient les flottes. La tâche était si lourde que les Lisboètes semblaient devoir se contenter des reliefs de leurs grandes naus. Hors des maçons, carriers, couvreurs et tailleurs de pierres inutiles aux chantiers navals, tous les corps de métiers du fer, du bois, du lin et du chanvre travaillaient d’abord pour les Indes. Les sécheries de poissons, les biscuiteries, les abattoirs et les confiseries par salaison transformaient à longueur d’année farines et vivres frais en denrées de conserve pour la Carreira. Dans les faubourgs, les mulets roulaient pour elle les meules sur les olives des moulins à huile, et les tonneliers rêvaient d’outre-mer en assemblant leurs douves à grands coups de maillet. Le contraste était saisissant entre les marchés populaires volubiles et colorés approvisionnés chaque jour en légumes, en fruits, en viandes et en volailles, et le silence comptable, sombre et recueilli des chais et des magasins aux vivres pour le long terme des mois de mer à venir. Malgré la
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