L'arbre de nuit
Restelo en barque, comme tous les gens de bonne condition. Veux-tu m’apprendre l’humilité ?
— Je ne t’ai pas jeté ici dans la boue pour te permettre de te rafraîchir la tête dans l’eau miraculeuse qui semble entretenir la gaîté de ces femmes.
— Elles sont bien joyeuses, comparées à nos compagnons de voyage ! Seraient-elles des sirènes placées là pour détournerles voyageurs de leur destin ? Ces passagers ont-ils eu tort de ne pas retirer les bouchons de cire de leurs oreilles ?
— Ils le sauront bientôt, François. Et nous aussi.
Mocquet prit son compagnon par l’épaule et le fit pivoter sur lui-même.
— Le monastère des Hiéronymites de Belém !
François prit le temps d’apprécier.
— Somptueux, j’en conviens.
— Plus que ça. Grandiose. Tu ne pouvais raisonnablement risquer la mort sans avoir consacré quelques instants à l’admiration propitiatoire de ce joyau. Il mérite l’hommage de quelques minutes du sablier de ta vie résiduelle qui s’écoule maintenant inexorablement. Manuel l’a érigé en action de grâce pour la magnifique découverte de la route des Indes, dont tu entends aujourd’hui profiter sans la mériter en rien.
— Jean !
— Je te provoque bêtement, et je t’en demande pardon. Je me suis porté garant du bien-fondé de ton aventure.
Il feignit une solennité de prétoire.
— Moi, Jean Mocquet, apothicaire et conservateur du cabinet des singularités du roi Henri Quatre de France, j’accorde aujourd’hui, veille de Pâques de l’année 1608, à François Costentin – Il leva le doigt en regardant à la dérobée – Notez greffier. C, o, s, t, e, n, t, i, n, natif de Dieppe, arrière-petit-fils de Robert Costentin, armateur, ma protection pour que lui soit donné le privilège de poser le pied sur le sol indien.
Il fit un pas sur la droite.
— Quelle noble action justifierait cette sollicitude ?
Il reprit sa place d’un pas à gauche.
— Eu égard à son implication dans la réflexion novatrice des ateliers dieppois à la recherche d’une explication globale de la Terre. Eu égard aux efforts des cosmographes qui prétendent, au creux douillet de leurs cabinets, mettre en ordre le monde selon de meilleures idées que les navigateurs qui s’échinent à le découvrir à grands périls.
François s’amusa de constater le plaisir que prenait son compagnon de voyage à ces postures théâtrales. Ils rirent en s’asseyant côte à côte sur la margelle de la fontaine, les pieds ballants, face au monastère qu’ils découvraient sur toute sa longueur. François fit remarquer à Jean qu’en se préoccupant de sa bonne espérance, il ne faisait que prier pour le succès de la sienne, puisque leurs sorts seraient liés. Au moins dans une certaine mesure car ils étaient déjà convenus que les Indes se mériteraient chacun pour soi.
João I er avait été stupéfait quand les infants lui avaient demandé la permission de marquer leur entrée en chevalerie en allant convertir en église la mosquée de Ceuta sur la rive maghrébine du détroit de Gibraltar. L’esprit de la reconquête achevée deux siècles plus tôt mobilisait toujours les jeunes fidalgos pauvres en quête d’aventures héroïques. Ils trouvaient ressources bienvenues et plaisirs virils à la course contre les pirates maures à l’ouvert du détroit mais les provocations des musulmans ne constituaient pas des motifs suffisants pour déclencher une opération militaire en Afrique.
— C’est si loin ! avait rétorqué le roi.
Les infants avaient insisté. Après un an de préparatifs, la flotte s’était éparpillée au cours d’une traversée laborieuse mais l’étendard de l’infant Henrique était entré dans Ceuta le 21 août 1415. L’Afrique était devenue moins lointaine, au point de suggérer d’en faire le tour pour atteindre les Indes. Les Portugais s’attendaient à un cabotage d’une longueur inusitée. Comme tous les Européens, ils ignoraient la haute mer en ce temps, sinon quelques morutiers valeureux qui avaient d’autres chats à fouetter que l’Afrique. Le premier obstacle était le cap Bojador qui gardait la mer des Ténèbres à la latitude des îles Canaries. Nul ne l’avait jamais franchi. L’infant Henrique avait lancé navire après navire. Leurs capitaines, tous de fière lignée, renonçaient, effrayés de courir non à leur mort qu’ils offraient à l’infant, mais à leur suicide. Le verrou
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