L'arbre de nuit
sembla fermer les yeux, mais il clignait en réalité son œil gauche. Il disparut et repassa aussitôt la tête dans l’entrebâillement des toiles.
— N’oubliez pas d’aller toucher vos vivres si vous ne voulez pas rester le ventre vide. La distribution a commencé. Quand fermera la cambuse, les retardataires devront faire pénitence en jeûnant. Vous me suivez ?
En ce premier matin à la mer, tout le navire convergeait sur le tillac. Cette agora plantée de tentes et de cabanes de cuir ressemblait d’autant plus à un campement de nomades que de la fumée et des odeurs de friture s’échappaient de la grande écoutille percée sur l’avant du grand mât. La nourriture était cuite à la diligence de chacun à l’entrepont, surdeux grands fourneaux placés de part et d’autre du grand mât, l’un pour les gens de mer, le second pour les autres. Ces fogões consistaient en des bassins de fer reposant sur une sole en briques. Ils contenaient des braises alimentées par du bois de chauffage. Gardés chacun par deux soldats, ils seraient allumés chaque jour sur le coup de huit heures par le sergent, maître absolu du feu qu’il transportait dans un falot de fer blanc percé de quelques trous pour laisser passer l’air comburant. Deux grumètes renouvelaient le bois et tisonnaient les braises juste assez pour qu’elles rougeoient sans flammes, sous le regard attentif d’un caporal dont l’unique fonction était de surveiller les feux. Il était adjoint pour cela au sergent qui reviendrait à quatre heures de l’après-midi les éteindre soigneusement et noyer les braises que les grumètes jetteraient aussitôt à la mer sous le contrôle de soldats. Le feu était une terreur à bord, surtout lors des voyages de retour car les cargaisons étaient alors éminemment combustibles. Les clous de girofle étaient disait-on de la véritable poudre à canon.
Les vivres étaient distribués crus pour la journée ou pour le mois, à égalité démocratique des parts, par deux cambusiers surveillés par l’œil vigilent de l’écrivain, à la fois notaire, greffier et intendant, comptable de chaque gobelet de riz ou d’eau. Détenteur des clés du magasin et des cales à eau et à vin, même le capitaine ne pourrait y descendre sans lui. Les valets des gens de qualité et les esclaves qui coûtaient assez peu pour être très nombreux à bord assuraient la confection des repas. Ceux qui n’avaient pas de domestiques ou qui ne pouvaient s’arranger au sein d’une collectivité organisée devaient se débrouiller seuls, ce qui mettrait les malades trop faibles pour se déplacer en grand risque d’inanition. Ce système était paradoxal. Il était généreux quant au souci de la couronne de préserver au mieux la santé à bord. Il était individualiste à l’extrême puisqu’il éludait le principe d’une cuisine qui eût distribué des rations chaudes préparées collectivement. La Casa fournissait à profusion l’ordinaire et entretenait le feu.
À bord de ce navire sans cuisiniers, on pourrait compter pendant les huit heures d’ouverture des fogões jusqu’à quatre-vingts pots de cuivre, de fonte ou de terre mijotant à la fois sur les fourneaux. Il fallait prendre son tour mais on avait tout le temps pour cela. Jean avait assez voyagé pour ne pas prêter trop d’attention au contenu de son écuelle. François, fort de ses souvenirs de mer, lui proposa de prendre en main leur cuisine et leur garde-manger. L’ami des hommes approuva sa détermination.
— De toute façon, à bord, il est inutile d’avoir des talents culinaires. Quand les légumes auront été consommés dans un état de blettissement croissant, nos brouets consisteront quoi qu’il advienne en variations sempiternelles sur des bouillis de bœuf, de porc salé ou de morue. Chacun en recevra une arrobe pour le mois.
— Une quoi ?
— Ça ne sait décidément rien un transpyrénéen. Une trentaine de livres.
— Trente livres ! Soixante pour nous deux. Je les mettrai où ?
— Viande ou poisson, à l’air libre et surtout suspendu pour échapper aux rats. Pas aux cafards qui courent au plafond. Elles donneront à la caraque une allure de marché.
Devant la moue dégoûtée de Jean, leur mentor enthousiaste sourit largement sur sa denture naufragée.
— Nous avons embarqué avec les salaisons un petit nuage de mouches lisboètes ! Tu verras. Tu les trouveras sympathiques ces diptères volant autour de ton
Weitere Kostenlose Bücher