L'arbre de nuit
étal de boucher quand tu regretteras la terre à en pleurer.
Les ingrédients de base, sel, huile et beurre rance, ail, moutarde, oignons et légumes secs – pois chiches, fèves et lentilles – seraient distribués continûment. Des pruneaux, des figues et des raisins secs, de la pâte de coing, du sucre, des amandes et du miel témoignaient du souci de la couronne de nourrir aussi convenablement que possible ses navigants selon ce que pouvaient conseiller les médecins. Le biscuit, ce pain littéralement cuit deux fois pour mieux se conserver,provenait des fours royaux du Vale de Zebro sur la rive gauche du Tage. À raison de deux livres par personne et par jour, cet aliment incontournable de l’aventure marine à la voile avait l’aspect, le goût et la consistance d’une petite assiette de terre cuite épaisse. L’art consistait soit à faire gonfler le biscuit dans du sel, soit à le ramollir dans du vin, de l’eau de mer ou du bouillon avant de le disputer aux vers et aux charançons qui la colonisaient avec bonheur.
Chacun était libre de joindre quelques rafraîchissements à ses bagages, et l’on pouvait encore acquérir à prix d’or, dans les premiers jours du voyage, quelques exceptionnelles volailles du marché parallèle. On se procurerait éventuellement du poisson frais auprès des pêcheurs par désœuvrement ou pour gagner quelques réis. La pêche donnait rarement en pleine mer soit par manque de poisson, soit parce que les lignes de pêche à main se rompaient sous le poids des thons.
L’eau douce était un souci majeur lors des voyages au long cours. Carvalho ne manqua pas de leur souligner son acuité pendant qu’ils attendaient leur tour, prenant un air grave qui sacralisait le sujet.
— Chacun recevra la même ration d’eau et de vin à raison d’une canade, soit un peu moins d’une pinte et demie par jour. Nous resterons maîtres de la revendre si nous voulons.
Son œil unique prit successivement à témoin leurs quatre pupilles.
— Depuis l’infiltration des Hollandais tout au long de la route des Indes, il est interdit aux navires de la Carreira da India de faire escale en chemin, de crainte de tomber sur un mauvais parti. Aucune aiguade n’est donc envisageable. Il faudra vivre sur nos réserves. La question sera d’apprécier la durée de la traversée. S’il devient clair que le voyage sera plus long qu’espéré, la ration tombera à deux quarts d’eau.
— C’est peu mais convenable pour une population désœuvrée qui ne fera aucun effort physique.
— Tiens donc ! Monsieur l’apothicaire du vice-roi. Les salaisons attisent la soif. Ce sera toujours convenable à tonavis dans la touffeur de l’équateur, quand une température de fournaise régnera partout, dehors et dedans ? Les futailles qui sont solidement arrimées au fond des cales sont déjà aussi farouchement gardées par des soldats que le cavedal, le trésor royal pour l’achat du poivre.
Après une longue semaine, la grande houle s’était apaisée et la caraque effaçait sans difficulté une mer moutonnante de sud-est. Dans le boudoir du gaillard d’arrière, Dona de Galvão avait des nausées à en mourir, et l’expression n’était pas une simple formule imagée. Elle gémissait, effondrée en chien de fusil sur sa couchette, un mouchoir imbibé d’eau de fleur d’oranger sur le front. Ses cinq compagnes occupaient leurs esprits et leurs mains en enfilant à longueur de journées des aiguilles à broder ou à tapisser. Elles jetaient parfois quelques cartes solitaires ou batailleuses, lisaient et relisaient beaucoup. Leurs trois servantes désœuvrées s’affolaient de leur incapacité de se trouver assez d’utilité laborieuse dans ce réduit imprégné d’une odeur de papier d’Arménie. En l’absence de commodités, elles évacuaient vingt fois par jour seaux et bassines pour s’occuper les mains.
Malgré leur monotonie, les repas étaient des moments forts qui relançaient leur conversation. Elles maintenaient un semblant de vie mondaine, dressant une table convenable sur une vraie nappe brodée, disposant chacune son couvert en argent, sa timbale et son assiette au chiffre de famille qui méritaitmieux que le brouet qu’elle recevait. Les recluses enjolivaient l’ordinaire indigent en offrant à tour de rôle un dessert de confitures ou de fruits secs de leurs provisions personnelles. Ce supplément leur donnait surtout l’impression d’une manière
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