L'arbre de nuit
animèrent les religieux dans les derniers jours d’avril, alors que des centaines de calendriers entaillés chaque jour au couteau dans le bois de la caraque alignaient la trentième encoche du premier mois de mer. On approchait de l’Ascension qui tombait le 9 mai, et du dimanche de Pentecôte le 18. L’annonce circula que l’on allait mettre en scène deux mystères, deux spectacles populaires édifiants dont on faisait grand cas dans les villes et les villages, et qui constituaient en mer un divertissement particulièrement apprécié.
Le mystère de l’Ascension fut une réussite. Le balcon du château de proue avait été aménagé en scène masquée par un rideau ouvert et fermé par des grumètes. De part et d’autre, on avait accroché des tentures de cuir peint et doré à la manière de Cordoue, destinés à la vente en Inde. Le parterre était accroupi en désordre pressé sur le pont du tillac et débordait en grappes sur tout ce qui pouvait être mis à profit pour imposer une fesse ou un pied supplémentaire dans un espace comble. Les notabilités avaient pris place sur des sièges alignés sur le balcon du château arrière, autour du fauteuil du vice-roi qui resta vide.
Les figurants avaient été recrutés parmi les passagers mâles, y compris Marie de Magdala, Salomé et quelques bergères musclées coiffées de perruques en filasse, rattrapant leurs fausses poitrines indociles sous des blouses mal ajustées. Une douzaine de moutons, trois chèvres et un bœuf hissés là par des palans vivaient sur scène leur dernière heure éblouissante d’animaux de boucherie. Le spectacle ne manquait pas de réalisme ni d’une certaine grandeur. Il s’ouvrit sur un préambule musical. Deux flûtes à bec basse et contrebasse, deux hautbois, un cornet à bouquin, huit voix d’hommes et une harpiste inattendue gardée de près par trois religieuses firent la surprise d’interpréter très correctement trois motets de Palestrina et furent vigoureusement applaudis.
Le jésuite qui avait mis le spectacle en scène jouait les rôles du récitant et du souffleur. Il rappela en criant les volets successifs du scénario tout en indiquant par des gestes explicites à sa troupe paralysée par le trac les postures, les mimiques et les mouvements de scène adéquats, vingt fois répétés dans l’entrepont et perdus dans l’angoisse de la représentation. La découverte du tombeau ouvert souleva un murmure d’excitation qui fit se dresser le parterre pour mieux scruter les profondeurs de la coursive d’où venaient de ressortir les femmes en agitant vigoureusement les bras au-dessus de leurs têtes pour suggérer l’incrédibilité de leur constatation. L’apothéose fut le tableau final quand, au-dessus des apôtres immobilisés dans des poses extatiques, Jésus fut hissé prestement dans les airs par les soins de gabiers reconvertis en machinistes dans un bruyant concert de cymbales et de tambour. On put le voir quelques instants plus tard assis à la droite de Dieu sur la hune de misaine, bénissant l’auditoire qui hésita un instant sur la conduite à tenir, faillit s’agenouiller puis choisit d’éclater en applaudissements laïcs. Quelques coups des pièces légères du gaillard assurèrent la gloire des canonniers.
Margarida était assise au premier rang du balcon parmi les femmes du château. François la salua à plusieurs reprises en inclinant la tête sans attirer apparemment son attention, mais quand les personnalités se levèrent à la fin du spectacle àl’imitation douloureuse du capitaine dom Afonso de Noronha que l’on dut aider à se redresser, elle feignit d’avoir accroché sa jupe, se retourna vers lui et lui dédia un joli sourire.
Rentrés dans leur alcôve, Jean montra son agacement.
— Tu me préoccupes, François. Je te sens subjugué par deux yeux entraperçus. Nous sommes partis depuis un peu plus d’un mois et tu es déjà déboussolé, toi qui fais profession de régir les aiguilles.
— Je t’ai connu meilleur humoriste.
— Tu sais bien au fond de toi que j’ai raison. Que connais-tu des femmes, François ?
— Et toi, le Parisien ? Je ne t’ai jamais interrogé sur ce point parce que cela ne me regarde pas. Nous renonçons à ce genre de questions. D’accord ? Je ne te questionne pas sur ta vie, et tu ne cherches pas à expliquer mon état.
— Ne te fâche pas ! J’imagine seulement te rendre service.
— Je n’ai besoin de rien,
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