L'arbre de nuit
Que leur ambition soit impalpable car le vrai ministre de Dieu ne recherche ni la vaine gloire ni la fortune. »
La flotte commença à s’éparpiller. Ce ne fut pas visible d’abord, sinon par les gabiers qui décelèrent aussitôt les changements discrets de cap ou de gréement des naus alentour. Les ordres étaient pourtant formels et acceptés de tous, car capitaines, maîtres et pilotes les avaient paraphés avant le départ. « Le 26 mars 1608, les pilotes et les maîtres d’équipage des nefs et galions qui font en cette année 1608 le voyage aux Indes ont été convoqués et il leur a été notifié de la part de sa majesté ordre de ne pas s’éloigner de l’amirale au cours du voyage, sous peine de graves poursuites et perte de leurs biens et charges. »
La tentation était trop forte pour tous les petits maîtres du destin de ces nefs de guider la main divine. De se mettre en situation de prétendre à des charges brillantes en démontrant qu’ils ne se contentaient pas de suivre le fanal de l’amiral et qu’ils étaient capables d’arriver seuls en Inde, si possible avant lui. À Lisbonne, cette habitude de transgresser les ordres royaux réjouissait la bonne société, faisait la risée des quartiers du port et agaçait extrêmement le palais. La forte personnalité du comte avait retenu les ambitions personnelles. Les disparitions du capitaine-major et du capitaine de la nau amirale étaient de nature à excuser a posteriori toutes les initiatives. Il fallait souhaiter aux équipages et aux passagers placés bongré mal gré entre les pattes de ces jeunes loups d’être guidés par de bons pilotes ou d’avoir des chapelains en communication directe avec le ciel.
L’énorme navire, toujours glorieux malgré ses épreuves, était désormais entre les mains de dom Cristóvão de Noronha.
Le lendemain de l’immersion du corps de dom Afonso, un religieux vint leur rendre visite sur les dix heures. C’était un jésuite d’une jeune trentaine d’années. Il venait donc vraisemblablement d’achever sa longue formation spirituelle, intellectuelle et théologique. Sa soutane noire et son large chapeau rond de prêtre lui donnaient une allure trop sévère pour son âge, démentie par des yeux brillants très sombres et des cheveux bruns en désordre. Il leur adressa la parole en français.
— Me pardonnerez-vous une intrusion ? Je vous ai remarqués lors de la cérémonie d’hier et d’ailleurs, je vous ai entendus le soir de la nuit noire. Vous vous en souvenez ? Bien malgré moi, précisa-t-il, en agitant les mains dans un geste de dénégation. Vous êtes apparemment Français. Je me prénomme Antão.
Il avait ôté son sombrero et il s’efforçait de se recoiffer de la main tout en parlant. Il séjournerait peu de temps à Goa, car il devait y embarquer pour Macau où il allait rejoindre le collège de São Paulo fondé par la Compagnie de Jésus.
— Tu parles bien français, mon frère.
— Et l’espagnol aussi bien sûr. Comme nos trois pères fondateurs Francisco Xavier, Iñigo de Loyola et Pierre Favre.
Il avait dit cela sans forfanterie, comme une constatation.
— Je me nomme Jean Mocquet. J’ai embarqué comme apothicaire du défunt vice-roi et j’attends de savoir ce que je suis maintenant. Le reste du temps, on dit de moi que je serais un fureteur itinérant.
Jean désigna François de la tête.
— Lui, il sait tout sur les cartes marines et les aiguilles.
Frère Antão leur serra chaleureusement les mains entre les siennes.
— Cela m’intéresse prodigieusement. J’ai étudié les mathématiques et l’astronomie. J’ai travaillé la sphère dans les traités de navigation de Pedro de Medina et de Martin Cortés.
— Rien que ça ! Il se trouve que mon ami et moi savons de qui il s’agit. C’est un petit miracle. Non ?
— Le Seigneur vous a mis sur ma route.
François restait silencieux. Ils étaient tous les deux un peu impressionnés par leur interlocuteur.
— Le Seigneur t’a aussi mis sur mon chemin puisque je suis un voyageur curieux. Tu te rends à Macau. Des perspectives de pénétration missionnaires seraient donc concevables en Asie hors de l’Inde ?
— Nous avons très bon espoir. Le père Bento de Góis est parti de Goa il y a cinq ans dans une caravane de marchands persans. Il a atteint la Chine méridionale après avoir séjourné trois ans dans le nord de l’Inde auprès du Grand Moghol Akbar.
— Bigre.
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