L'arbre de nuit
C’est une approche bien compliquée. Non ?
— Ce souverain éclairé protège les arts et les lettres. Il parle portugais. Sa vision syncrétique de l’islam, du christianisme et de l’hindouisme est très intéressante.
— Et la Chine ?
— Nous avons fait un grand pas depuis que le père Matteo Ricci est parvenu à vaincre les réticences de l’empereur Wanli et à se concilier sa sympathie.
— Veux-tu dire qu’il aurait converti l’empereur de Chine ?
— Nous n’en sommes pas encore là mais il l’a intéressé. Pour être tout à fait franc, il l’a ébranlé en remontant et enmettant en marche deux horloges à sonnerie qu’il avait apportées à Pékin.
— Interprètes, mécaniciens et bateleurs...
— Théologiens aussi. Et catéchistes avant tout. Mais nous ne reculons pas au besoin devant les arguments matériels. Ad majorem Dei gloriam .
François restait perplexe.
— Tout jésuite omniscient que tu sois, comment es-tu devenu familier de la science nautique ?
— Notre approche de Dieu passe par l’étude de l’univers qu’il a créé. Le ratio studiorum , notre formation nous oblige à apprendre les mathématiques, les sciences et l’astronomie comme des compléments indispensables des humanités. Non par vanité mais pour mieux comprendre l’œuvre de Dieu. L’astronomie offre un champ illimité à une réflexion sur la cosmogonie et l’eschatologie.
— Et le rapport avec la Chine ?
Jean confirma la validité de l’approche des jésuites.
— Tous les voyageurs ont rapporté le grand intérêt des lettrés chinois pour le zodiaque.
— Les Chinois en sont imprégnés. En réalité, mon intérêt pour l’astronomie est pragmatique. Imaginez-vous que le père Ricci vient de demander à Rome l’envoi d’astronomes pour rectifier les tables dressées par l’observatoire de Pékin.
— Un observatoire chinois ?
— Absolument. Selon Matteo, une puissante tour de pierres de taille a été érigée il y a plus de cent cinquante ans sous les empereurs Ming, à cinq lieues au levant de la cité interdite. Sur sa terrasse, d’immenses quadrants et des instruments de passage en bronze ornés de dragons tourmentés scrutent le ciel avec une précision remarquable.
— Ils sont probablement braqués sur les applications quotidiennes de l’astrologie.
— Bien sûr, mais même si l’astrologie détourne malencontreusement l’admiration de la volonté de Dieu, l’astronomie nous semble d’une manière ou d’une autre un bon vecteur du christianisme en Chine. J’espère être autorisé à m’y consacrer.
Le sentiment des deux Français d’être les plus savants de tous leurs compagnons de route venait de trouver ses limites. Le jésuite restait devant eux en souriant, trop courtois sans doute pour les interroger. François décida qu’il était temps de se mettre en avant.
— Mon ami, apothicaire, médecin et grand voyageur, part herboriser. Moi, je suis en quête de la Terre Australe. Ce continent antarctique inconnu interpelle les navigateurs depuis son apparition dans les fondements retrouvés de la géographie grecque mais personne ne l’a jamais vu.
Il se trouva quand même un peu pédant, et relativisa leur condition.
— C’est-à-dire que nous ne sommes pas nous non plus des commerçants.
— Si je lis bien la Bible, vous cherchez le pays d’Ophir.
François regarda Jean en coin. Frère Antão était décidément à la hauteur de la réputation de son ordre. Il révisa mentalement toute la problématique des Indes sans y trouver Ophir.
— Les preuves de la Grande Jave, cette terre que nous assumons à Dieppe là où les autres ont la prudence de laisser un blanc, seraient dans la Bible ?
— Je ne me risquerai pas à affirmer cela sans le secours des exégètes. Je sais simplement que, selon le premier livre des Rois, la flotte du roi Salomon a rapporté quatre cent vingt talents d’or du pays d’Ophir.
— Fantastique ! Alors, puisqu’on n’a pas encore découvert la terre du roi Salomon dans l’océan Indien, elle est forcément quelque part plus au sud.
— Dans l’océan Pacifique ?
— C’est trop loin mais assez logiquement, nous situons la Grande Jave entre les deux océans. Peut-être est-ce ton pays d’Ophir ?
Jean se mit à siffloter et leva les yeux au ciel.
— Je ne prétends pas être un géographe et je ne suis pas non plus iconoclaste mais je me souviens de la leçon du plus
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