L'arbre de nuit
renommé des cosmographes de Dieppe. Guillaume s’étonneque la Genèse prétende donner au Tigre, à l’Euphrate, au Gange et au Nil des sources voisines au cœur de l’Eden. Au vu de ce que nous savons de la géographie du Moyen-Orient, il s’agit d’une étrangeté sur laquelle tes exégètes sont peu bavards. Non ? Alors, comment dirais-je...
— Il serait hasardeux de prendre la Bible pour un manuel de géographie. C’est ce que tu veux dire, mon frère ?
Jean, François et Antão de Guimarães convinrent que ce sujet méritait d’être approfondi. Ils décidèrent alors, contents les uns des autres, de se retrouver tous les trois sur le gaillard d’avant chaque soir après souper.
L’équipage et les passagers de Nossa Senhora do Monte do Carmo rassemblaient plus d’un millier d’âmes comme on dit joliment. Impondérables certes, elles étaient alourdies par un même nombre de corps mortels. Ils vaquaient ces corps, à leurs occupations nautiques les uns, ou ne faisant rien les autres, mais tous pareillement affamés, assoiffés et malades, ils se nourrissaient, buvaient, transpiraient, vomissaient et faisaient leurs besoins. Les femmes avaient leurs périodes car la vie suivait son cours. Peu se révoltaient. Ils attendaient. Pendant encore plusieurs mois, ils allaient continuer à essayer de se distraire, à s’ennuyer beaucoup. Ils allaient souffrir de plus en plus, en silence ou en gémissant. Ils allaient éventuellement mourir à la fin, rieurs et agonisants côte à côte. Forts ou faibles, ils étaient condamnés à une insoutenable promiscuité, avec des usages, des codes, des règles de préséance. Des passe-droits aussi, imposés par des chefs autoproclamés, des vilenies, des abus, des escroqueries, des jalousies voire des haines. Et quelques crimes bien sûr, parce que trop de biens sans défense se trouvaient à portée de main.
Beaucoup de générosité aussi. De ces amitiés spontanées qui fleurissent sur les gravats des épreuves. Pourtant, ni la courtoisie ni la dignité ne seraient bientôt plus des valeurssociales, leur avait annoncé Sebastião fort de son expérience, quand chacun se battrait dès le mois de juin contre la maladie des navigateurs ou pour ravir un peu plus d’eau que sa part. On avait déjà commencé à déménager pour mieux survivre. À acheter l’ombre, ou au contraire le soleil. Rien n’était encore vraiment insupportable mais tel avantage devenait un inconvénient au fil des jours. Ayant acquis avec bonheur un abri contre les orages de l’équateur, on l’échangeait déjà à perte contre une place en plein air à la fraîcheur revigorante des alizés. Les vaticinateurs prévenaient qu’il faudrait dans quelques semaines trouver un abri contre les embruns glacés du cap de Bonne Espérance. Avant de fuir dans le canal de Mozambique les miasmes délétères des entreponts pour revenir aspirer sur le tillac quelques bouffées d’un air moite et appauvri en se forçant la poitrine comme une dorade sortie de l’eau. Des flux migratoires parcouraient la caraque comme les bancs de poissons vont et viennent selon les saisons, faisant la fortune des spéculateurs.
Et puis, il y avait l’odeur. Elle avait commencé à s’enfler dès les premiers jours de traversée jusqu’à rendre compacte une humeur nauséabonde, omniprésente, qui remplissait le navire comme une infecte cargaison de charogne. À bord d’une caraque de l’Inde, les vomissures, les sanies, les sueurs et les excréments de plus d’un millier d’êtres humains crasseux par fatalité s’accumulaient pendant deux ou trois cents jours de mer, sans d’autre idée de toilette ni de lessive que les pluies tropicales. L’eau douce embarquée à Lisbonne grâce à un réseau d’adduction exemplaire était bien trop précieuse en effet pour commettre le sacrilège de s’en laver le corps. Elle-même était rendue puante par des sulfures nauséabonds provenant de la réduction des sulfates par les matières organiques contenues dans le bois des futailles. La malédiction de l’odeur.
Elle se mélangeait à toutes les pourritures perverses et dégoulinantes des salaisons et des légumes corrompus, à tout ce qui peut sentir mauvais d’une manière ou d’une autre, à l’urine de cohortes de rats, à leurs cadavres se momifiant dansles recoins inaccessibles de la charpente et jusqu’aux déjections du bétail de boucherie et aux fientes de la basse-cour. Les pompes
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