L'arc de triomphe
pour se sentir plus en sûreté. Il ne pouvait pas refuser.
« C’est entendu, Kate. Inutile de me faire envoyer une invitation. Du moment qu’ils sauront que quelqu’un doit vous accompagner, ce sera suffisant.
– Bien sûr. Merci, Ravic. Je téléphonerai à Sophie Montfort demain. »
Ravic se leva.
« Je viendrai vous prendre vendredi. Comment vous habillez-vous ? »
Elle tourna les yeux vers lui. La lumière se reflétait sur ses cheveux lissés. « Une tête de lézard, pensa Ravic. La perfection mince, sèche, ferme, élégante et sans chair à laquelle la santé n’atteint jamais. »
« Il y a quelque chose que je ne vous ai pas encore dit, fit-elle. C’est un bal costumé, Ravic. Une garden-party du temps de Louis XIV.
– Grand Dieu ! » dit Ravic en se rasseyant.
Kate Hegstrœm se mit à rire. Son rire était soudain franc et dégagé comme celui d’un enfant.
« J’ai du cognac excellent, si le cœur vous en dit. »
Ravic secoua la tête.
« Je me demande où les gens vont chercher leurs idées !
– C’est à peu près la même chose tous les ans.
– Et ça veut dire qu’il va falloir…
– Je m’occupe de tout, l’interrompit Kate. Ne vous tracassez pas. J’aurai votre costume. Quelque chose de très simple. Inutile même de l’essayer avant. Il me faut seulement vos mesures.
– Je crois que j’ai besoin de cognac, après tout », gémit Ravic.
Elle lui tendit la bouteille.
« Vous n’allez pas me refuser maintenant ! »
Il but une gorgée de cognac. « Douze jours, pensa-t -il. Encore douze jours, et Haake serait de nouveau à Paris. » Douze jours qu’il fallait traverser. Sa vie n’avait plus que douze jours ; il lui était impossible de voir au-delà. Douze jours, après lesquels un abîme semblait ouvert. Peu importait comme il allait s’y prendre pour tuer le temps. Un bal costumé… Après tout, qu’est-ce qui aurait pu être grotesque, durant ces deux semaines d’incertitude ?
« Parole donnée, Kate. »
Il retourna à la clinique de Durant. La femme aux cheveux d’or roux dormait. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front. Son visage était coloré et sa bouche légèrement entrouverte.
« La température ? demanda-t-il à l’infirmière.
– Presque normale.
– Excellent. »
Il se pencha sur le visage moite. Il pouvait sentir son souffle. L’odeur de l’éther ne s’y mêlait pas. Son haleine était fraîche comme le thym. Il se rappela… une vallée dans les montagnes de la Forêt-Noire… il rampait, à bout de souffle, sous le soleil brûlant… pas très loin, il entendait les cris de ses poursuivants, et mêlée à tout cela, la subtile odeur du thym… Étrange ! Lorsqu’on avait tout oublié, on gardait encore la mémoire des odeurs. Dans vingt ans, le parfum du thym viendrait encore éveiller dans les profondeurs poussiéreuses de sa mémoire la vision de ce jour de fuite dans la Forêt-Noire. Non, pas dans vingt ans !… Dans douze jours !
À travers la ville étouffante, il marcha jusqu’à son hôtel. Il serait bientôt trois heures. Il monta l’escalier. Une enveloppe blanche disparaissait à demi sous sa porte. Il la ramassa. Elle portait son nom, mais n’avait ni timbre, ni adresse. « Jeanne », pensa-t-il en la décachetant. Un chèque s’en échappa. Durant. Ravic regarda le chiffre avec indifférence d’abord, puis plus attentivement. Incroyable ! Ce n’étaient pas les deux cents francs habituels. C’étaient deux mille. « Il a dû avoir une sacrée peur, pensa-t-il. Deux mille francs que Durant donnait de lui-même !… La huitième merveille du monde ! »
Il plaça le chèque dans son portefeuille et posa une pile de livres sur la table près de son lit. Il les avait achetés deux jours avant, au cas où il n’arriverait pas à dormir. Il se rendait compte que les livres lui étaient de plus en plus nécessaires. Ils n’étaient pas un substitut pour tout, mais ils le plongeaient dans une sphère où plus rien ne pouvait l’atteindre. Les premières années, il n’avait jamais ouvert un livre ; les livres lui paraissaient sans vie, s’il les comparait à la réalité. Aujourd’hui, ils étaient devenus comme une muraille ; elle ne le protégeait pas, mais il pouvait du moins s’y appuyer. L’aide qu’ils apportaient était mince ; mais ils constituaient une protection, contre le désespoir final, à une époque qui faisait marche
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