L'arc de triomphe
de tout cela ? »
Il avait parlé lentement sans la regarder, comme s’il eût oublié sa présence. Maintenant, il tournait les yeux vers elle.
« De quoi vais-je donc parler là ? dit-il. De vieux radotages. J’ai trop bu aujourd’hui. Viens, bois quelque chose et puis va-t’en. »
Elle s’assit sur le lit et prit le verre.
« J’ai compris », dit-elle.
Son visage avait changé. « Comme un miroir », pensa-t-il. Depuis toujours, il reflétait ce qu’on mettait devant lui. Maintenant, il était composé et remarquablement beau.
« J’ai compris, répéta-t-elle, et parfois j’ai senti tout cela. Mais, Ravic, si souvent tu m’oubliais pour ne songer qu’à ton amour de l’amour et de la vie ! J’étais un point de départ ; de là, tu partais pour tes villes d’argent, et tu cessais presque de penser à moi.
– Peut-être, dit-il après l’avoir longtemps regardée.
– Tu étais trop occupé de toi-même. Tu découvrais tant de choses en toi, que je demeurais simplement au bord de ton existence.
– C’est possible. Mais tu n’es pas la personne sur laquelle on peut construire quelque chose, Jeanne. Tu sais cela aussi.
– Tu voulais construire ?
– Non », dit Ravic, après avoir réfléchi.
Il sourit.
« Quand on est réfugié de tout ce qui est permanent, on se trouve parfois dans d’étranges situations. Et on fait d’étranges choses. Non, bien sûr, ce n’est pas ce que je voulais. Mais celui qui ne possède qu’un seul mouton veut souvent en faire tant de choses. »
La nuit était soudain pleine de paix. C’était comme une de ces nuits d’une éternité passée, une de ces nuits où Jeanne avait été couchée à ses côtés. La ville était loin, confuse, rien qu’une vague rumeur à l’horizon ; la chaîne des heures s’était rompue, et le temps était silencieux, comme s’il eût été immobile. La chose la plus simple et la plus incroyable était de nouveau devenue vraie : deux êtres se parlaient chacun pour soi ; et les sons appelés mots sculptaient des images et des sentiments dans cette masse qui palpite sous le crâne, et de ces vibrations incohérentes des cordes vocales et de leurs réactions inexplicables, des cieux naissaient soudain où se reflétaient des nuages, des ruisseaux, le temps passé, la croissance, la pourriture, et aussi la sagesse si durement acquise.
« Tu m’aimes, Ravic, dit Jeanne… Et ce n’était presque pas une question.
– Oui, mais je ferai tout pour m’affranchir de toi. »
Il le dit calmement, comme si c’eût été une chose qui leur importait peu. Il n’y fit pas attention.
« Je ne peux pas nous imaginer séparés. Pour un temps, oui. Mais pas toujours. Pas pour toujours, répéta-t-elle, tandis qu’un frisson courait sur sa peau. Toujours est un mot terrible, Ravic. Je ne peux pas arriver à concevoir la vie sans toi. »
Il ne répondit pas.
« Laisse-moi rester ici, dit-elle. Je ne veux plus partir. Plus jamais.
– Tu t’en irais demain. Tu le sais bien.
– Lorsque je suis ici, je n’imagine même pas de partir.
– C’est la même chose. Tu le sais aussi. »
Un espace creux au milieu du temps. La chambre, petit refuge éclairé… la même qu’avant… et là aussi, l’être qu’on aime, et cependant, ce n’est plus le même être… On peut le toucher en étendant le bras, et pourtant, on ne pourrait jamais plus le toucher.
Ravic posa son verre.
« Tu sais que tu me quitterais encore… Demain, après-demain, un jour… »
Jeanne baissa la tête.
« Oui. »
Elle releva son visage. Il était baigné de larmes.
« Qu’est-ce donc, Ravic ? Qu’est-ce donc ?
– Je ne le sais pas non plus. »
Il eut un bref sourire.
« Il y a des fois où l’amour n’est pas gai, n’est-ce pas ?
– Pourquoi en est-il ainsi de nous, Ravic ? »
Il haussa les épaules.
« Je ne le sais pas, Jeanne. Peut-être parce que nous n’avons plus rien à quoi nous rattacher. Autrefois, il y avait bien des choses… La sécurité, la foi, les idéaux… Autant de bastingages favorables, auxquels nous pouvions nous retenir, lorsque l’amour nous ébranlait. Aujourd’hui, nous n’avons plus rien, un peu de désespoir tout au plus, un peu de courage… En dehors de cela, tout nous est étranger. Et si l’amour arrive, il est comme la torche sur la paille sèche. On n’a plus que l’amour… et il devient alors différent, plus important, plus
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