L'arc de triomphe
sauvage et plus destructeur. »
Il remplit son verre.
« On ne devrait pas trop y penser. Nous ne sommes pas en état de penser. Ça ne fait que nous rendre inutiles. Et nous ne voulons pas devenir inutiles. »
Jeanne secoua la tête.
« Qui était cette femme, Ravic ?
– Une patiente. J’étais venu là avec elle un soir. C’était au temps où tu chantais encore. Il y a cent ans ! Que fais-tu maintenant ?
– Des petits rôles. Je n’ai pas de talent, mais je gagne assez pour être indépendante. Je veux pouvoir partir à n’importe quel moment. Je n’ai pas d’ambition. »
Ses yeux étaient secs, à présent. Elle vida son verre et se leva. Elle paraissait fatiguée.
« Pourquoi sommes-nous ainsi, Ravic ? Il doit y avoir une raison. Sans quoi nous ne le demanderions pas. »
Il sourit, absorbé.
« C’est la plus vieille des questions, Jeanne. Pourquoi ?… La question sur laquelle toute la logique, toute la philosophie, toute la science, sont toujours venues se briser.
– Je m’en vais », dit-elle sans le regarder.
Elle prit ses affaires sur le lit, et se dirigea vers la porte.
Elle partait. Elle avait atteint la porte. Ravic sentit quelque chose se briser en lui. C’était soudain impossible ; tout était impossible. Encore une nuit, cette nuit-là seulement ! Encore une fois cette tête endormie sur son épaule ! Demain il pourrait combattre, mais cette fois encore ce souffle sur sa poitrine, une fois encore, au milieu de l’avalanche, la tendre illusion, le mensonge merveilleux. Ne pars pas, ne pars pas ! Qu’ai-je d’autre que toi ? À quoi sert mon courage inflexible ? Vers quoi allons-nous, à la dérive ? Toi seule es réelle ! Rêve brillant. Vallées de l’oubli fleuries d’asphodèles. Une fois, encore une fois, l’étincelle d’éternité ! Pour qui donc me garderais-je ? Pour quelle chose sans joie ? Pour quel sombre incertain ? Enseveli, perdu, mon existence n’a plus que douze jours encore, douze jours et puis plus rien ; douze jours, et cette seule nuit. Être étincelant, pourquoi es-tu venu au milieu de cette nuit arrachée aux étoiles, et flottant, rempli de rêves anciens ? Pourquoi as-tu renversé toutes les barricades de cette nuit, où rien n’est vivant que nous deux ?
« Jeanne ! » fit-il.
Elle se retourna. Son visage était soudain transfiguré par un éclat haletant et sauvage. Elle ouvrit les bras et courut à lui.
CHAPITRE XXVI
L A voiture s’arrêta au coin de la rue de Vaugirard.
« Qu’y a-t-il ? s’informa Ravic.
– C’est une manifestation, dit le chauffeur sans se retourner. Cette fois-ci, ce sont les communistes. »
Ravic regarda Kate Hegstrœm. Elle était menue et fragile, dans son costume de dame d’honneur de la cour de Louis XIV. Son visage, très poudré, donnait cependant l’impression d’être pâle. Les pommettes et les tempes saillaient.
« Pas mal, dit-il. Juillet 1939. Une manifestation fasciste des Croix-de-Feu il y a cinq minutes ; et maintenant, c’est le tour des communistes… Et nous voilà revêtus des costumes du glorieux XVII e siècle ! Ça n’est vraiment pas mal, Kate.
– Qu’est-ce que ça peut faire ? » dit-elle.
Ravic considéra ses escarpins. La minute était vraiment pleine d’ironie. Sans compter que le premier policier venu pouvait fort bien l’arrêter.
« Voulez-vous que j’essaie de passer par une autre rue ? demanda le chauffeur de Kate.
– Vous ne pouvez plus tourner, dit Ravic. Il y a trop de voitures derrière nous. »
Les manifestants défilaient tranquillement, calmement, portant des placards et des bannières.
Personne ne chantait. De nombreux agents de police escortaient la procession. Au coin de la rue de Vaugirard se tenait un autre groupe d’agents, que personne ne semblait remarquer. Ils étaient à bicyclette. Un d’eux patrouillait aux environs. Il fouilla du regard la voiture de Kate, puis poursuivit son chemin, sans que son expression se modifiât.
Kate surprit au passage le regard de Ravic.
« Il n’est pas étonné, dit-elle. Il sait. La police est au courant de tout. Du reste, le bal des Montfort est l’événement de la saison. La maison et le jardin seront certainement protégés par un cordon d’agents.
– Vous me mettez tout à fait à l’aise. »
Kate Hegstrœm sourit. Elle n’était pas du tout au courant de la situation de Ravic.
« Ce n’est pas souvent, dit-elle,
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