L'arc de triomphe
nuages argentés couraient hâtivement à travers le ciel, comme pressés de faire place aux rayons de lune. Kate Hegstrœm fit arrêter la voiture. Ils descendirent et marchèrent pendant un moment. Paris était soudain à leurs pieds. Immense, lumineux, mouillé, Paris. Paris avec ses rues, ses places, ses nuages et sa lune. La guirlande des boulevards, les tours, les toits, l’éclat de Paris, qui chassait l’obscurité. Paris avec le vent venu de l’horizon, plaine éclatante de lumière, les ponts faits d’éclat et d’obscurité, et la dernière averse, semblant fuir le long de la Seine. Arraché à la nuit, ruche gigantesque où la vie bourdonnait, bâti sur des milliers d’égouts fétides ; fleur lumineuse voilant la puanteur souterraine, cancer et Mona Lisa, Paris.
« Un moment, Kate, dit Ravic. Je vais chercher quelque chose. »
Il entra dans le premier bistrot. Une odeur chaude de boudin frais et de pâté l’accueillit. Personne ne fit attention à son costume. Il acheta une bouteille de cognac et deux verres. Le cabaretier déboucha la bouteille et la lui tendit.
Il retrouva Kate à l’endroit où il l’avait laissée, forme mince se détachant sur le ciel troublé, comme si elle eût été oubliée par quelque siècle, au lieu d’être une Américaine de Boston, descendante de Suédois.
« Tenez, Kate. La meilleure protection contre le froid et la pluie, et aussi contre le silence trop profond. Buvons à cette ville qui s’étend devant nous. »
Elle prit le verre.
« Nous avons bien fait de venir ici, Ravic. Ça vaut mieux que toutes les fêtes du monde. »
Elle vida son verre. La lune resplendit sur ses épaules, sur sa robe et son visage.
« Du cognac, dit-elle. Et du bon.
– Oui. Tant que vous pourrez reconnaître du bon cognac, c’est que tout va bien.
– Versez-m’en encore. Allons nous changer, et nous irons au Schéhérazade. Je veux faire une orgie de sentimentalité, pleurer sur soi-même, et dire adieu à toutes les merveilleuses frivolités de la vie. À partir de demain, je vais lire les philosophes, écrire mon testament et me conduire comme il sied à mon état. »
Ravic rencontra la patronne dans l’escalier de l’hôtel.
Elle l’arrêta :
« Avez-vous une minute ?
– Naturellement. »
Elle le conduisit au second et ouvrit une porte avec son passe-partout. Ravic vit que la pièce était encore occupée.
« Pourquoi m’amenez-vous ici ? demanda-t-il.
– Rosenfeld vit ici, répondit-elle. Il veut déménager.
– Je ne tiens pas à changer.
– Il veut s’en aller, et il n’a pas payé sa chambre depuis trois mois.
– Vous n’avez qu’à garder ses effets. Tout est encore là. »
Avec mépris, elle toucha du pied une misérable valise qui bâillait près du lit.
« Aucune valeur. De la fibre vulcanisée. Des chemises effilochées. Son costume, vous pouvez voir d’ici ce que ça vaut. Et il n’en a que deux. On n’aurait pas cent francs du tout. »
Ravic haussa les épaules.
« Vous a-t-il dit qu’il voulait s’en aller ?
– Non. Mais ça se voit bien. Je le lui ai jeté à la face. Et il l’a admis. Je lui ai dit qu’il lui fallait payer d’ici à demain. Je ne peux tout de même pas consentir à garder des locataires à l’œil !
– Que voulez-vous que j’y fasse ?
– Ces peintures. Elles lui appartiennent. Il dit qu’elles ont de la valeur, de quoi payer beaucoup plus que le montant de la note. Non, mais regardez moi ça ! »
Ravic n’avait pas regardé les murs. Il leva les yeux. Devant lui, au-dessus du lit, un paysage d’Arles, un Van Cogh de la meilleure période. Il se rapprocha. Aucun doute possible. Le tableau était authentique.
« Abominable, n’est-ce pas ? dit la propriétaire. Tenez, ces objets tordus, paraît que c’est des arbres ! Et ça ! »
Elle montrait un Gauguin accroché au-dessus du lavabo. Une fille des îles, nue devant un paysage tropical.
« Regardez-moi ces jambes ! dit-elle. Des chevilles d’éléphant. Et une face aplatie. Voyez comment elle se tient ! Et puis il en a un autre qui n’est même pas terminé. »
La toile inachevée était un portrait de M me Cézanne, peint par Cézanne.
« La bouche ! Toute tordue. Et il manque de la couleur sur la joue. C’est avec ces chromos-là qu’il compte me payer. Vous avez vu mes tableaux. Ce sont des tableaux, au moins ! Comme la nature, des tableaux réels ! Le paysage de
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