L'arc de triomphe

À ce moment, l’infirmière passa la tête dans la porte et demanda s’il était temps de commencer l’anesthésie.
    Durant lança vers Ravic un coup d’œil implorant, auquel celui-ci opposa une figure de marbre.
    « Qu’en pensez-vous, docteur Ravic ? demanda-t-il.
    –  C’est à vous de décider, docteur Durant.
    –  Je crois qu’il vaut mieux attendre un instant, garde. Nous ne sommes pas tout à fait prêts. » L’infirmière se retira, et Durant se tourna vers Ravic. « Alors… » fit-il sur un ton de reproche.
    Ravic mit ses mains dans ses poches.
    « Alors, c’est tout simple. Vous n’avez qu’à remettre l’opération et à prendre Binot. »
    Binot avait fait presque toutes les opérations de Durant depuis plus de vingt ans. Il n’était jamais parvenu à établir sa réputation, parce que Durant s’était constamment acharné à le faire passer pour un aide sans grande importance. Il haïssait donc Durant, et Ravic savait qu’il aurait exigé au moins cinq mille francs pour faire l’opération. Durant le savait également.
    « Docteur Ravic, dit-il, les questions pécuniaires déshonorent notre profession.
    –  Je suis d’accord.
    –  Tenez, laissez le tout à ma discrétion. N’avez-vous pas toujours été satisfait ?
    –  Jamais, dit Ravic.
    –  Vous ne vous êtes jamais plaint.
    –  Je le sais. D’abord, cela n’aurait sûrement rien donné. De plus, cela m’était égal. Mais cette fois, j’ai besoin d’argent. »
    L’infirmière revint de nouveau.
    « Le patient s’agite, docteur. »
    Durant regarda de nouveau Ravic qui ne broncha pas. C’était un de ces hommes de qui il était plus difficile d’obtenir de l’argent que d’un juif. Un juif eût considéré la transaction. Durant était hypnotisé par la somme qu’il fallait débourser.
    « Attendez encore une minute, garde. Prenez la température, et vérifiez le pouls et la pression.
    –  C’est déjà fait.
    –  Alors, commencez l’anesthésie. »
    « Je vous donnerai mille francs, dit Durant quand la garde fut sortie.
    –  Deux mille, rectifia Ravic.
    –  Écoutez, Ravic, dit-il en caressant sa barbiche. En votre qualité de médecin, qui n’a pas le droit de pratiquer…
    –  Je ne devrais pas faire d’opérations pour vous », l’interrompit Ravic avec calme.
    Durant allait maintenant lui faire le discours traditionnel : il avait de la chance d’être toléré dans le pays. Il devrait être reconnaissant.
    Durant ne se donna pas la peine. Le temps pressait et il sentait qu’il n’aboutirait à rien.
    « Deux mille, dit-il amèrement comme si chaque mot était un billet que Ravic lui arrachait de la gorge. Je devrai les payer de ma poche. Je ne croyais pas que vous oublieriez à ce point ce que j’ai fait pour vous. »
    Le patient était un homme ventru, aux bras et aux jambes maigres. Ravic connaissait par hasard son identité. Il se nommait Levai et il était un des personnages officiels qui s’occupaient des réfugiés. Veber lui avait confié le fait par manière de plaisanterie. Le nom de Levai était bien connu de tous les réfugiés de l’International.
    Ravic fit rapidement la première incision. L’épidémie s’ouvrit comme les pages d’un livre, découvrant les plis de graisse jaunâtre.
    « Nous allons lui enlever gratuitement quelques kilos, dit-il à Durant. Il aura tôt fait de les reprendre. »
    Durant ne répondit pas. Ravic enleva les couches de graisse et parvint aux tissus musculaires. Il pensait : Et voilà le petit dieu des réfugiés ! L’homme qui tient dans ses mains des centaines d’individus, dans cette main blanche et potelée qui tombe maintenant sans vie. C’est lui qui avait ordonné l’expulsion du vieux professeur Meyer, qui n’avait pas eu la force de faire une fois de plus la route du Calvaire, et qui s’était pendu dans un placard de l’International. Il s’était pendu à une patère ; il était si émacié qu’une patère était assez forte pour le soutenir. On l’avait trouvé là. Un pauvre petit paquet de vêtements, dans lequel le souffle de la vie s’était éteint. Si le ventre qui était maintenant ouvert devant lui avait connu la pitié, Meyer serait encore vivant.
    « Des agrafes, demanda-t-il, et des tampons. »
    Il continua à couper. La précision de la lame aiguisée. La sensation que donne une incision nette. La cavité abdominale, avec les replis blanchâtres de l’intestin. L’homme qui