L'arc de triomphe
vieillard à la pression trop forte. En frottant mécaniquement ses doigts, Durant faisait remuer ses mâchoires tout comme s’il mangeait. Lorsque ses mains s’arrêtaient, ses mâchoires s’arrêtaient aussi. Il prenait son temps. « Il veut garder le plus longtemps possible les deux mille francs », pensa Ravic.
« Qu’attendez-vous encore ? demanda Durant après un moment.
– J’attends votre chèque.
– Je vous ferai parvenir l’argent dès que le patient paiera. C’est-à-dire quelques semaines après son départ de la clinique. »
Il commença à sécher ses mains, puis il versa dans sa paume quelques gouttes d’eau de Cologne d’Orsay.
« J’espère que vous me faites suffisamment confiance pour attendre. »
Il sourit. Ses dents jaunes faisaient avec sa barbe blanche un contraste frappant. « Mais il va payer, pensa Ravic. Veber m’avancera l’argent. Je ne ferai pas à ce vieux ladre le plaisir de le prier. »
« Bien, dit-il tout haut. Si cela vous est difficile, vous pouvez me faire parvenir la somme plus tard.
– Ce n’est pas que ce soit difficile. Bien que votre demande m’ait été adressée fort tard. Mais c’est une question d’ordre.
– Allons pour l’ordre, si vous voulez. C’est la même chose.
– Pardon. Ce n’est pas du tout la même chose.
– Le résultat est le même. Et maintenant, excusez-moi. J’ai besoin d’aller boire quelque chose. Adieu.
– Adieu », fit Durant, étonné.
« Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ? » demanda Kate Hegstrœm en souriant.
Elle se tenait devant Ravic, sûre d’elle-même, ses longues jambes bien posées, les mains dans les poches de son manteau.
« Les cytises sont en fleur à Fiesole. Vous trouveriez la tranquillité, un feu de cheminée, des livres, la paix, quoi… »
Dehors, un camion roula lourdement sur le pavé. Les vitres des cadres tremblèrent. C’étaient des photos de la cathédrale de Chartres.
« Le calme de la nuit. Être éloigné de tout… Ça ne vous dit rien ?
– -Oui, mais je ne pourrais pas l’endurer.
– Pourquoi ?
– Parce que le calme n’est bon que si on est calme soi-même.
– Mais je ne suis pas calme, moi.
– C’est possible. Mais vous savez ce que vous voulez. C’est presque la même chose.
– Et vous, vous ne savez donc pas ce que vous voulez ?
– Je ne veux rien.
– Qu’est-ce que cela veut dire, Ravic, dit Kate en boutonnant son manteau. Du bonheur ou du désespoir ? »
Il sourit avec impatience.
« Les deux, probablement. Ce sont des choses auxquelles il vaut mieux ne pas trop penser.
– Comment peut-on s’en empêcher ?
– En étant heureux.
– Il faut toujours quelqu’un d’autre pour être heureux. »
Il demeura absorbé dans ses pensées. Puis il dit :
« Il n’y a besoin de personne pour les petits bonheurs dont vous parliez tout à l’heure. Ils sont partout, comme les violettes autour des maisons en ruine. Pour éviter d’être déçu, il faut ne s’attendre à rien.
– Vous vous trompez, dit-elle. Cela nous semble vrai quand on est cloué au lit. Mais ces petits bonheurs se perdent tout de suite. On demande plus. »
Un rayon oblique entra par la fenêtre et éclaira son visage. Ses yeux étaient toujours dans l’ombre. Seule sa bouche était baignée de lumière.
« Connaissez-vous un médecin à Florence ? demanda Ravic.
– Non. Croyez-vous que j’en aie besoin ?
– Pas nécessairement, mais il peut toujours arriver quelque chose. Je me sentirais plus rassuré en pensant que vous avez un médecin là-bas.
– Mais je me sens parfaitement bien. Et je reviendrais tout de suite si quelque chose n’allait pas.
– Je sais. Mais il vaut mieux prendre ses précautions. Il y a un très bon médecin à Florence. Le docteur Fiola. Vous vous souviendrez ? Fiola.
– Je l’oublierai, car c’est sans importance, Ravic.
– Je vais lui écrire. Il s’occupera de vous.
– À quoi bon ? Je suis en parfaite santé.
– C’est une précaution professionnelle, Kate. Rien de plus. Je vais lui écrire et il se mettra en communication avec vous.
– Si vous voulez, dit-elle en prenant son sac.
Adieu, Ravic. Je pars. De Florence, j’irai peut-être directement à Cannes. Et de là à New York sur le Conte di Savoia. Si jamais vous venez en Amérique, vous trouverez une femme dans une maison de campagne, avec un mari, des enfants, des chevaux
Weitere Kostenlose Bücher